Revue de l'OTAN
Mise à jour: 13-May-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 38- No. 3
Juin 1990
p. 25 - 28

Le rôle de la Turquie dans l'OTAN
Des perspectives nouvelles

Oral Sander

Oral Sander est professeur d'histoire politique à la faculté de sciences politiques de l'université d'Ankara. Son article s'inspire de son projet de recherche, financé par une bourse de l'OTAN.

Deux questions sont formulées avec insistance, tant en Turquie qu'à l'étranger : l'importance stratégique de la Turquie décline-t-elle? La Turquie a-t-elle un nouveau rôle à jouer dans une alliance en mutation? Il est impossible d'appliquer des formulations simplistes à des matières socio-politiques, et une réponse qui prendrait la forme d'un simple "oui" ou "non", sans analyse appropriée, ne pourrait qu'être fallacieuse.

Tout le monde sait que la Turquie occupe une position très critique, à l'intersection de la division est-ouest et nord-sud des lignes de forces du monde. Il en était ainsi avant l'entrée de la Turquie dans l'OTAN et cette situation perdurera longtemps après l'éventuelle dissolution des blocs Est et Ouest. Depuis le début de l'histoire, toutes les lignes naturelles de communication entre le golfe Persique et les Balkans et entre la mer Noire et la Méditerranée traversent la péninsule Anato-lienne. Toutes les campagnes militaires, tous les mouvements politico-religieux originaires de ces régions ont affecté la Turquie, et la situation géographique de ce pays revêt une importance cruciale pour les pays de la région ou pour ceux dont les intérêts sont liés à ce qui s'y passe. Je pense que ce rôle essentiel constitue la raison fondamentale de l'admission de la Turquie au sein de l'OTAN.

La géographie n'a pas changé

D'autre part, il est également vrai que la modification du système international a entraîné une évolution de la nature des menaces et des dangers potentiels auxquels est confronté un pays qui occupe un emplacement stratégique. Des menaces et des sources d'instabilité nouvelles conduisent ce pays à adhérer à de nouvelles constellations de forces ou l'obligent à jouer un rôle différent dans le cadre des structures de forces existantes. Dans les deux cas cependant, le pays conserve toujours son importance stratégique objective dans le nouveau système international, au sein duquel les principales questions demeurent fondamentalement inchangées, et ce même si les parties intéressées et leurs intérêts spécifiques peuvent être modifiés. En résumé, l'importance stratégique de la Turquie dépend à la fois de sa situation géographique et des changements dans la situation internationale. Le premier facteur demeurera inchangé en dépit de modifications dans le second.

Le système international issu de la Deuxième guerre mondiale -qui s'est stabilisé dans les années 1950 - reposait sur un monde bipolaire et sur une concurrence entre ces deux pôles, le mécanisme fondamental de la stabilité résidant dans la dissuasion nucléaire. Dans ce système, le rôle des autres puissances était déterminé par leurs relations particulières avec l'une des superpuissances et leur appartenance à une alliance. En dépit de quelques altérations dans les années 1970, le système a survécu jusqu'au milieu des années 1980, lorsque, parallèlement aux changements dans l'équilibre Est-Ouest, de nouvelles stratégies ont été proposées. Le message fondamental était clair: la probabilité d'une confrontation en Europe centrale étant fortement réduite, il convenait désormais d'empêcher que des conflits ne dégénèrent involontairement en confrontation directe.

Les problèmes majeurs de sécurité pour la Turquie, depuis la Deuxième guerre mondiale, avaient été constitués par la guerre froide et l'équilibre de la terreur, dont le point culminant avait abouti à une compétition militaire et politique au niveau mondial. Depuis le milieu des années 1980 toutefois, à la suite des changements fondamentaux intervenus dans le système international - et plus singulièrement du relâchement des tensions et de la détente qui en résulte - la Turquie est confrontée à un impératif urgent : situer dans de nouvelles perspectives ses préoccupations en matière de sécurité et définir un cadre élargi pour entamer des efforts régionaux en vue d'une coopération durable. Pour pouvoir se faire une première idée de la nature éventuelle de ces nouvelles perspectives et du rôle de la Turquie au sein de l'Alliance ou en dehors de celle-ci, il semble nécessaire d'évaluer très brièvement les considérations qui ont poussé ce pays à adhérer à l'Alliance atlantique et le rôle qu'il y a joué jusqu'à présent.

Les raisons de la Turquie

Les raisons fondamentales de l'adhésion de la Turquie à l'OTAN s'avèrent durables et continuent à jouer un rôle important dans l'orientation de sa politique étrangère générale. Il convient de souligner d'emblée que la perception continuellement exacerbée d'une menace provenant du nord et résultant de la Deuxième guerre mondiale n'a joué qu'un rôle accessoire dans l'adhésion de la Turquie à l'OTAN et dans sa volonté, depuis longtemps affirmée, d'entrer dans la société européenne des nations.

La Turquie a entamé la période de l'après-guerre avec la volonté inébranlable de se muer en une démocratie caractérisée par le multipartisme, mais également avec des difficultés structurelles et économiques pressantes. Parfaitement conscients que la réalisation de cet objectif ne pouvait être atteint avant de résoudre ces difficultés, les gouvernements turcs successifs ont recherché une aide et des investissements étrangers ne pouvant provenir que des Etats-Unis et de l'Europe occidentale. Cette orientation est demeurée un thème persistant des relations de la Turquie avec l'Occident, dont le point d'orgue a été marqué par la demande d'appartenance à part entière de la Turquie à la Communauté européenne. En conséquence, et quelle que soit la forme que l'OTAN puisse adopter à l'avenir, la volonté de la Turquie de développer son économie dans le cadre d'un système démocratique et des institutions européennes continuera à influencer son attitude. A juste titre, la Turquie est également parvenue à la conclusion que l'établissement et surtout l'amélioration d'institutions démocratiques repose sur une relation structurelle étroite avec les démocraties occidentales.

Ajoutons à cela que, au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, la Turquie en est arrivée à l'effrayante conclusion que ses forces armées étaient insuffisamment équipées pour affronter les menaces dissimulées résultant de l'atmosphère militaire et politique fiévreuse régnant en Europe et au Moyen-Orient. Face à l'impossibilité d'allouer d'importantes ressources internes à des fins militaires en raison de l'impérieuse nécessité du développement économique et démocratique, la seule voie demeurant ouverte résidait dans la modernisation des forces armées par le biais d'une aide militaire occidentale. // en résulte que, du point de vue de la Turquie, l'appartenance à l'OTAN visait à satisfaire le triple but de développement économique, démocratique et militaire.

Ces trois thèmes persistants qui ont marqué la période de l'après-guerre n'ont fait que renforcer la politique étrangère orientée vers l'Occident adoptée par la République turque, depuis sa création au début des années vingt. Dans son essence, la guerre d'indépendance nationale menée par la Turquie n'était pas orientée contre le système européen de valeurs, mais vers la création d'un Etat-nation séculier sur le modèle européen. Ce combat pour l'indépendance nationale a modifié le caractère du conflit séculaire entre les traditions occidentales et moyen-orientales, entre le christianisme et l'islam. Pour la première fois dans l'histoire moderne peut-être, il a cédé la place à une opposition entre des groupes politiques de structure identique, des groupes qui ont réussi à établir entre eux une relation harmonieuse. C'est cette harmonie qui maintient la Turquie au sein de la société européenne des nations depuis la fin de la guerre révolutionnaire, et influence sa politique étrangère orientée vers l'Occident et la poursuite de son appartenance à l'OTAN.

Le rôle présent et futur de la Turquie dans l'OTAN en particulier, et dans l'Europe en général, doit, à mon avis, être évalué dans ce cadre.

Le rôle en mutation de la Turquie

Aucun changement fondamental n'est intervenu dans le rôle de la Turquie au sein de l'OTAN aussi longtemps que les conditions de la guerre froide et de la supériorité nucléaire américaine sont demeurées inchangées. Dans le cadre de la stratégie des représailles massives, les règles du jeu ont été réduites à un simple mécanisme d'avertissement. Il en est résulté que la présence des troupes américaines en Europe et l'aptitude des forces conventionnelles alliées à atteindre rapidement des régions menacées sur les flancs ont contribué, de manière essentielle, à la crédibilité de la menace nucléaire et à la sécurité de la défense.

Depuis le milieu des années 1960 cependant, ce confortable environnement stratégique s'est modifié. Les difficultés militaires et politiques auxquelles l'Alliance était confrontée dans son ensemble, et qui ont entraîné des aménagements fondamentaux du système international, ont sérieusement affecté la Turquie. A son tour, celle-ci a commencé à affronter des problèmes spécifiques et régionaux susceptibles d'avoir une influence sur son rôle dans l'Alliance. Ces développements spécifiques, qui ont conduit la Turquie à adopter très prudemment de nouvelles visées en matière de sécurité, peuvent être énumérés comme suit: le retrait unilatéral des missiles Jupiter par les Etats-Unis comme conséquence de la crise de Cuba ; le conflit chypriote de 1964 et la lettre du président Johnson ; l'embargo américain sur les livraisons d'armes à la Turquie à la suite de son intervention à Chypre en 1974; l'isolement de la Turquie sur la question chypriote aux Nations unies et dans d'autres enceintes internationales.

Ces développements ont coïncidé avec la lente émergence d'incertitudes liées à la nouvelle évolution de la stratégie de la riposte graduée. L'insistance américaine, en faveur de l'augmentation des forces conventionnelles, qui en est résultée, a été perçue en Turquie, comme dans la plupart des pays d'Europe occidentale, comme une diminution de la garantie nucléaire des Etats-Unis. La Turquie a dès lors commencé à insister à son tour sur l'importance stratégique du Flanc Sud de l'OTAN et sur le manque d'attention des alliés à son égard. En dépit des affirmations liant étroitement la défense du Front central à celle du Flanc Sud, celui-ci n'a jamais bénéficié que d'une place secondaire distincte dans la stratégie, les perceptions et les plans de l'Alliance. L'affaiblissement marqué des capacités militaires de l'Alliance dans la région depuis le milieu des années 1970 s'avérait plus alarmant encore pour la Turquie. C'est pourquoi la recherche par la Turquie d'un rôle nouveau a débouché sur la mise en exergue de ses intérêts régionaux aux dépens des intérêts globaux de l'Alliance atlantique.

L'importance accordée par la Turquie à la défense de ses intérêts régionaux s'est encore intensifiée à la suite des importants événements survenus en Europe de l'Est et en Union soviétique, à une époque marquée par l'affaiblissement de la perception d'une menace émanant du bloc soviétique et de la crédibilité de la garantie américaine et par la remise en cause de la validité de la défense en avant et de la riposte graduée. Ces événements ont en outre coïncidé avec la vague de troubles ethniques en Europe de l'Est et dans le Caucase, couplée à un accroissement constant de l'instabilité au Moyen-Orient. Dans ces conditions, l'accent très souhaitable mis sur les dimensions régionales de la sécurité, et sur une approche plus holistique de celle-ci, a révélé l'importance cruciale de trois sous-systèmes imbriqués, qui englobent la Turquie pour des raisons géographiques et, dans une certaine mesure, culturelles: les Balkans, la Méditerranée orientale et le Moyen-Orient.

La dimension balkanique

Dans le cadre des priorités de politique étrangère de la Turquie, l'Europe conserve sa place importante et la péninsule des Balkans sert de pont entre les deux. Il semble en outre impossible que le vif désir d'édification d'une maison européenne commune, allant de pair avec des mesures prudentes en ce sens, puisse exclure les Balkans, qui font partie intégrante et constitue la poudrière de l'Europe. Si la stabilité régionale représente une condition indispensable du mouvement vers l'intégration, la coopération productive des Balkans s'avérera assurément indispensable. Une telle coopération exige à son tour la participation de la Turquie. Sa participation à la coopération balkanique servira d'autre part à garantir à ce pays une place dans le processus d'intégration en Europe, quelle que soit la forme que cette intégration prendra à l'avenir. Une Turquie stable et démocratique aura ainsi à jouer un rôle politiquement con-structif dans les organisations européennes, dont l'OTAN, et ce tant en raison de sa politique étrangère traditionnelle que de la nécessité de construire l'avenir de l'Europe sur de saines initiatives régionales en matière de coopération. En résumé, comme membre de l'OTAN et du processus d'Helsinki, membre-associé de la Communauté européenne et pays balkanique sensible à la situation des minorités turques dans la péninsule, la première priorité de la Turquie demeure l'Europe, via les Balkans.

Les dimensions liées à la Méditerranée orientale et au Moyen-Orient

La Turquie étant un pays de la Méditerranée orientale, une région très étroitement liée du point de vue stratégique et politique aux Balkans et donc à l'Europe, sa politique étrangère et de défense acquiert une dimension supplémentaire. Comme nous l'avons expliqué, pour la Turquie, la sécurité de la Méditerranée orientale dépend étroitement de l'aptitude des forces alliées à atteindre rapidement la région. La distance considérable qui sépare la Turquie de l'Europe occidentale et des Etats-Unis a cependant engendré de sérieux problèmes de défense. Il en résulte que les lignes de communication méditerranéennes sont considérées comme vitales pour la sécurité de la Turquie. L'affaiblissement militaire général du Flanc Sud depuis le milieu des années 1970, le contentieux sur Chypre et les désaccords gréco-turcs sur la mer Egée ont constitué d'autres développements négatifs pour la coopération alliée dans la région. Des relations harmonieuses entre la Turquie et la Grèce pourraient ainsi contribuer à apaiser les problèmes d'instabilité et d'insécurité en Méditerranée orientale. Ces relations harmonieuses seraient bénéfiques non seulement pour la stabilisation de la région, mais également pour la consolidation de la coopération dans les Balkans. Elles contribueraient en outre à renforcer les liens de la Turquie avec l'Europe occidentale. L'extension possible de la détente aux relations gréco-turques réside dans la prise de conscience tant par les deux pays concernés que par les organisations européennes, dont l'OTAN, du fait que la sécurité et la stabilité de la Méditerranée orientale et des Balkans sont étroitement liées et qu'elles constituent une condition indispensable à l'édification d'une nouvelle Europe.

Seul pays européen riverain du Moyen-Orient et dont la stabilité et la sécurité sont étroitement liées à celles des Balkans et de la Méditerranée orientale, la Turquie, grâce à l'importance nouvelle qu'elle attache à l'amélioration des relations avec les pays de la région, tente d'élargir la détente européenne au sud immédiat de ses frontières, en dissuadant et en rassurant à la fois. Les crises locales dans la région n'adoptent pas automatiquement une dimension internationale, à moins d'interférences extérieures. Il convient donc de créer un centre régional apte à rassurer, et la Turquie constitue le pays le mieux à même de jouer ce rôle.

Grâce à son contrôle sur le Bosphore et les Dardanelles, sa position naturelle entre le nord et le sud et entre l'Europe et le Moyen-Orient, la Turquie sert de "nœud" entre les trois sous-systèmes imbriqués que nous avons mentionnés. Elle a commencé à mettre l'accent sur son rôle et ses intérêts régionaux dans le cadre d'une perspective holistique.

Back to Index Back to Homepage