Edition Web
Vol. 38- No. 3
Juin 1990
p. 25 - 28
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Le
rôle de la Turquie dans l'OTAN
Des perspectives nouvelles
Oral Sander
Oral Sander est professeur d'histoire politique à la faculté
de sciences politiques de l'université d'Ankara. Son article s'inspire
de son projet de recherche, financé par une bourse de l'OTAN.
Deux questions sont formulées avec insistance, tant en Turquie
qu'à l'étranger : l'importance stratégique de la
Turquie décline-t-elle? La Turquie a-t-elle un nouveau rôle
à jouer dans une alliance en mutation? Il est impossible d'appliquer
des formulations simplistes à des matières socio-politiques,
et une réponse qui prendrait la forme d'un simple "oui"
ou "non", sans analyse appropriée, ne pourrait qu'être
fallacieuse.
Tout le monde sait que la Turquie occupe une position très critique,
à l'intersection de la division est-ouest et nord-sud des lignes
de forces du monde. Il en était ainsi avant l'entrée de
la Turquie dans l'OTAN et cette situation perdurera longtemps après
l'éventuelle dissolution des blocs Est et Ouest. Depuis le début
de l'histoire, toutes les lignes naturelles de communication entre le
golfe Persique et les Balkans et entre la mer Noire et la Méditerranée
traversent la péninsule Anato-lienne. Toutes les campagnes militaires,
tous les mouvements politico-religieux originaires de ces régions
ont affecté la Turquie, et la situation géographique de
ce pays revêt une importance cruciale pour les pays de la région
ou pour ceux dont les intérêts sont liés à
ce qui s'y passe. Je pense que ce rôle essentiel constitue la raison
fondamentale de l'admission de la Turquie au sein de l'OTAN.
La géographie n'a pas changé
D'autre part, il est également vrai que la modification du système
international a entraîné une évolution de la nature
des menaces et des dangers potentiels auxquels est confronté un
pays qui occupe un emplacement stratégique. Des menaces et des
sources d'instabilité nouvelles conduisent ce pays à adhérer
à de nouvelles constellations de forces ou l'obligent à
jouer un rôle différent dans le cadre des structures de forces
existantes. Dans les deux cas cependant, le pays conserve toujours son
importance stratégique objective dans le nouveau système
international, au sein duquel les principales questions demeurent fondamentalement
inchangées, et ce même si les parties intéressées
et leurs intérêts spécifiques peuvent être modifiés.
En résumé, l'importance stratégique de la Turquie
dépend à la fois de sa situation géographique et
des changements dans la situation internationale. Le premier facteur demeurera
inchangé en dépit de modifications dans le second.
Le système international issu de la Deuxième guerre mondiale
-qui s'est stabilisé dans les années 1950 - reposait sur
un monde bipolaire et sur une concurrence entre ces deux pôles,
le mécanisme fondamental de la stabilité résidant
dans la dissuasion nucléaire. Dans ce système, le rôle
des autres puissances était déterminé par leurs relations
particulières avec l'une des superpuissances et leur appartenance
à une alliance. En dépit de quelques altérations
dans les années 1970, le système a survécu jusqu'au
milieu des années 1980, lorsque, parallèlement aux changements
dans l'équilibre Est-Ouest, de nouvelles stratégies ont
été proposées. Le message fondamental était
clair: la probabilité d'une confrontation en Europe centrale étant
fortement réduite, il convenait désormais d'empêcher
que des conflits ne dégénèrent involontairement en
confrontation directe.
Les problèmes majeurs de sécurité pour la Turquie,
depuis la Deuxième guerre mondiale, avaient été constitués
par la guerre froide et l'équilibre de la terreur, dont le point
culminant avait abouti à une compétition militaire et politique
au niveau mondial. Depuis le milieu des années 1980 toutefois,
à la suite des changements fondamentaux intervenus dans le système
international - et plus singulièrement du relâchement des
tensions et de la détente qui en résulte - la Turquie est
confrontée à un impératif urgent : situer dans de
nouvelles perspectives ses préoccupations en matière de
sécurité et définir un cadre élargi pour entamer
des efforts régionaux en vue d'une coopération durable.
Pour pouvoir se faire une première idée de la nature éventuelle
de ces nouvelles perspectives et du rôle de la Turquie au sein de
l'Alliance ou en dehors de celle-ci, il semble nécessaire d'évaluer
très brièvement les considérations qui ont poussé
ce pays à adhérer à l'Alliance atlantique et le rôle
qu'il y a joué jusqu'à présent.
Les raisons de la Turquie
Les raisons fondamentales de l'adhésion de la Turquie à
l'OTAN s'avèrent durables et continuent à jouer un rôle
important dans l'orientation de sa politique étrangère générale.
Il convient de souligner d'emblée que la perception continuellement
exacerbée d'une menace provenant du nord et résultant de
la Deuxième guerre mondiale n'a joué qu'un rôle accessoire
dans l'adhésion de la Turquie à l'OTAN et dans sa volonté,
depuis longtemps affirmée, d'entrer dans la société
européenne des nations.
La Turquie a entamé la période de l'après-guerre
avec la volonté inébranlable de se muer en une démocratie
caractérisée par le multipartisme, mais également
avec des difficultés structurelles et économiques pressantes.
Parfaitement conscients que la réalisation de cet objectif ne pouvait
être atteint avant de résoudre ces difficultés, les
gouvernements turcs successifs ont recherché une aide et des investissements
étrangers ne pouvant provenir que des Etats-Unis et de l'Europe
occidentale. Cette orientation est demeurée un thème persistant
des relations de la Turquie avec l'Occident, dont le point d'orgue a été
marqué par la demande d'appartenance à part entière
de la Turquie à la Communauté européenne. En conséquence,
et quelle que soit la forme que l'OTAN puisse adopter à l'avenir,
la volonté de la Turquie de développer son économie
dans le cadre d'un système démocratique et des institutions
européennes continuera à influencer son attitude. A juste
titre, la Turquie est également parvenue à la conclusion
que l'établissement et surtout l'amélioration d'institutions
démocratiques repose sur une relation structurelle étroite
avec les démocraties occidentales.
Ajoutons à cela que, au lendemain de la Deuxième guerre
mondiale, la Turquie en est arrivée à l'effrayante conclusion
que ses forces armées étaient insuffisamment équipées
pour affronter les menaces dissimulées résultant de l'atmosphère
militaire et politique fiévreuse régnant en Europe et au
Moyen-Orient. Face à l'impossibilité d'allouer d'importantes
ressources internes à des fins militaires en raison de l'impérieuse
nécessité du développement économique et démocratique,
la seule voie demeurant ouverte résidait dans la modernisation
des forces armées par le biais d'une aide militaire occidentale.
// en résulte que, du point de vue de la Turquie, l'appartenance
à l'OTAN visait à satisfaire le triple but de développement
économique, démocratique et militaire.
Ces trois thèmes persistants qui ont marqué la période
de l'après-guerre n'ont fait que renforcer la politique étrangère
orientée vers l'Occident adoptée par la République
turque, depuis sa création au début des années vingt.
Dans son essence, la guerre d'indépendance nationale menée
par la Turquie n'était pas orientée contre le système
européen de valeurs, mais vers la création d'un Etat-nation
séculier sur le modèle européen. Ce combat pour l'indépendance
nationale a modifié le caractère du conflit séculaire
entre les traditions occidentales et moyen-orientales, entre le christianisme
et l'islam. Pour la première fois dans l'histoire moderne peut-être,
il a cédé la place à une opposition entre des groupes
politiques de structure identique, des groupes qui ont réussi à
établir entre eux une relation harmonieuse. C'est cette harmonie
qui maintient la Turquie au sein de la société européenne
des nations depuis la fin de la guerre révolutionnaire, et influence
sa politique étrangère orientée vers l'Occident et
la poursuite de son appartenance à l'OTAN.
Le rôle présent et futur de la Turquie dans l'OTAN en particulier,
et dans l'Europe en général, doit, à mon avis, être
évalué dans ce cadre.
Le rôle en mutation de la Turquie
Aucun changement fondamental n'est intervenu dans le rôle de la
Turquie au sein de l'OTAN aussi longtemps que les conditions de la guerre
froide et de la supériorité nucléaire américaine
sont demeurées inchangées. Dans le cadre de la stratégie
des représailles massives, les règles du jeu ont été
réduites à un simple mécanisme d'avertissement. Il
en est résulté que la présence des troupes américaines
en Europe et l'aptitude des forces conventionnelles alliées à
atteindre rapidement des régions menacées sur les flancs
ont contribué, de manière essentielle, à la crédibilité
de la menace nucléaire et à la sécurité de
la défense.
Depuis le milieu des années 1960 cependant, ce confortable environnement
stratégique s'est modifié. Les difficultés militaires
et politiques auxquelles l'Alliance était confrontée dans
son ensemble, et qui ont entraîné des aménagements
fondamentaux du système international, ont sérieusement
affecté la Turquie. A son tour, celle-ci a commencé à
affronter des problèmes spécifiques et régionaux
susceptibles d'avoir une influence sur son rôle dans l'Alliance.
Ces développements spécifiques, qui ont conduit la Turquie
à adopter très prudemment de nouvelles visées en
matière de sécurité, peuvent être énumérés
comme suit: le retrait unilatéral des missiles Jupiter par les
Etats-Unis comme conséquence de la crise de Cuba ; le conflit chypriote
de 1964 et la lettre du président Johnson ; l'embargo américain
sur les livraisons d'armes à la Turquie à la suite de son
intervention à Chypre en 1974; l'isolement de la Turquie sur la
question chypriote aux Nations unies et dans d'autres enceintes internationales.
Ces développements ont coïncidé avec la lente émergence
d'incertitudes liées à la nouvelle évolution de la
stratégie de la riposte graduée. L'insistance américaine,
en faveur de l'augmentation des forces conventionnelles, qui en est résultée,
a été perçue en Turquie, comme dans la plupart des
pays d'Europe occidentale, comme une diminution de la garantie nucléaire
des Etats-Unis. La Turquie a dès lors commencé à
insister à son tour sur l'importance stratégique du Flanc
Sud de l'OTAN et sur le manque d'attention des alliés à
son égard. En dépit des affirmations liant étroitement
la défense du Front central à celle du Flanc Sud, celui-ci
n'a jamais bénéficié que d'une place secondaire distincte
dans la stratégie, les perceptions et les plans de l'Alliance.
L'affaiblissement marqué des capacités militaires de l'Alliance
dans la région depuis le milieu des années 1970 s'avérait
plus alarmant encore pour la Turquie. C'est pourquoi la recherche par
la Turquie d'un rôle nouveau a débouché sur la mise
en exergue de ses intérêts régionaux aux dépens
des intérêts globaux de l'Alliance atlantique.
L'importance accordée par la Turquie à la défense
de ses intérêts régionaux s'est encore intensifiée
à la suite des importants événements survenus en
Europe de l'Est et en Union soviétique, à une époque
marquée par l'affaiblissement de la perception d'une menace émanant
du bloc soviétique et de la crédibilité de la garantie
américaine et par la remise en cause de la validité de la
défense en avant et de la riposte graduée. Ces événements
ont en outre coïncidé avec la vague de troubles ethniques
en Europe de l'Est et dans le Caucase, couplée à un accroissement
constant de l'instabilité au Moyen-Orient. Dans ces conditions,
l'accent très souhaitable mis sur les dimensions régionales
de la sécurité, et sur une approche plus holistique de celle-ci,
a révélé l'importance cruciale de trois sous-systèmes
imbriqués, qui englobent la Turquie pour des raisons géographiques
et, dans une certaine mesure, culturelles: les Balkans, la Méditerranée
orientale et le Moyen-Orient.
La dimension balkanique
Dans le cadre des priorités de politique étrangère
de la Turquie, l'Europe conserve sa place importante et la péninsule
des Balkans sert de pont entre les deux. Il semble en outre impossible
que le vif désir d'édification d'une maison européenne
commune, allant de pair avec des mesures prudentes en ce sens, puisse
exclure les Balkans, qui font partie intégrante et constitue la
poudrière de l'Europe. Si la stabilité régionale
représente une condition indispensable du mouvement vers l'intégration,
la coopération productive des Balkans s'avérera assurément
indispensable. Une telle coopération exige à son tour la
participation de la Turquie. Sa participation à la coopération
balkanique servira d'autre part à garantir à ce pays une
place dans le processus d'intégration en Europe, quelle que soit
la forme que cette intégration prendra à l'avenir. Une Turquie
stable et démocratique aura ainsi à jouer un rôle
politiquement con-structif dans les organisations européennes,
dont l'OTAN, et ce tant en raison de sa politique étrangère
traditionnelle que de la nécessité de construire l'avenir
de l'Europe sur de saines initiatives régionales en matière
de coopération. En résumé, comme membre de l'OTAN
et du processus d'Helsinki, membre-associé de la Communauté
européenne et pays balkanique sensible à la situation des
minorités turques dans la péninsule, la première
priorité de la Turquie demeure l'Europe, via les Balkans.
Les dimensions liées à la Méditerranée
orientale et au Moyen-Orient
La Turquie étant un pays de la Méditerranée orientale,
une région très étroitement liée du point
de vue stratégique et politique aux Balkans et donc à l'Europe,
sa politique étrangère et de défense acquiert une
dimension supplémentaire. Comme nous l'avons expliqué, pour
la Turquie, la sécurité de la Méditerranée
orientale dépend étroitement de l'aptitude des forces alliées
à atteindre rapidement la région. La distance considérable
qui sépare la Turquie de l'Europe occidentale et des Etats-Unis
a cependant engendré de sérieux problèmes de défense.
Il en résulte que les lignes de communication méditerranéennes
sont considérées comme vitales pour la sécurité
de la Turquie. L'affaiblissement militaire général du Flanc
Sud depuis le milieu des années 1970, le contentieux sur Chypre
et les désaccords gréco-turcs sur la mer Egée ont
constitué d'autres développements négatifs pour la
coopération alliée dans la région. Des relations
harmonieuses entre la Turquie et la Grèce pourraient ainsi contribuer
à apaiser les problèmes d'instabilité et d'insécurité
en Méditerranée orientale. Ces relations harmonieuses seraient
bénéfiques non seulement pour la stabilisation de la région,
mais également pour la consolidation de la coopération dans
les Balkans. Elles contribueraient en outre à renforcer les liens
de la Turquie avec l'Europe occidentale. L'extension possible de la détente
aux relations gréco-turques réside dans la prise de conscience
tant par les deux pays concernés que par les organisations européennes,
dont l'OTAN, du fait que la sécurité et la stabilité
de la Méditerranée orientale et des Balkans sont étroitement
liées et qu'elles constituent une condition indispensable à
l'édification d'une nouvelle Europe.
Seul pays européen riverain du Moyen-Orient et dont la stabilité
et la sécurité sont étroitement liées à
celles des Balkans et de la Méditerranée orientale, la Turquie,
grâce à l'importance nouvelle qu'elle attache à l'amélioration
des relations avec les pays de la région, tente d'élargir
la détente européenne au sud immédiat de ses frontières,
en dissuadant et en rassurant à la fois. Les crises locales dans
la région n'adoptent pas automatiquement une dimension internationale,
à moins d'interférences extérieures. Il convient
donc de créer un centre régional apte à rassurer,
et la Turquie constitue le pays le mieux à même de jouer
ce rôle.
Grâce à son contrôle sur le Bosphore et les Dardanelles,
sa position naturelle entre le nord et le sud et entre l'Europe et le
Moyen-Orient, la Turquie sert de "nud" entre les trois
sous-systèmes imbriqués que nous avons mentionnés.
Elle a commencé à mettre l'accent sur son rôle et
ses intérêts régionaux dans le cadre d'une perspective
holistique.
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