Revue de l'OTAN
Mise à jour: 13-May-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 38- No. 3
Juin 1990
p. 21 - 24

L'économie soviétique au début des années 1990:
perspectives de coopération internationale

Oleg Bogomolov,
membre de l'Académie des sciences de l'URSS, Moscou

Pour la première fois, un intellectuel soviétique, le professeur Bogomolov, s'est adressé au Colloque économique de l'OTAN, qui s'est déroulé au siège de Bruxelles, en avril dernier. L'article qui suit s'inspire de l'exposé de M. Bogomolov. L'auteur, qui est Directeur de l'Institut pour l'Europe de l'Est et les études internationales de l'Académie des sciences, plaide en faveur de mesures plus radicales pour la réforme de l'économie soviétique, bien que le temps soit limité pour la mise en œuvre de telles mesures. (1)

Jusqu'en 1989, le système administratif de l'Union soviétique n'a subi que des modifications partielles, les principes de base restant intacts: prédominance du parti communiste, prédominance de la propriété d'Etat et monopole du marxisme dans la vie idéologique. Nous entrons à présent dans une ère qui verra le démantèlement de l'ancien système social et son remplacement par un nouveau système. Tout le monde ne partagera peut-être pas mes conclusions sur notre pays, mais il ne fait aucun doute qu'une ère nouvelle vient de commencer. Les principales caractéristiques du nouveau système seront les suivantes: une économie de marché présentant diverses formes de propriété, toutes égales ; la libre entreprise et la libre concurrence ; une démocratie et une glasnost élargies ; le pluralisme politique, comportant l'existence de plusieurs partis, ainsi qu'un parlement avec une opposition parlementaire; la diversité idéologique; le rétablissement de la liberté et de l'humanisme comme valeurs humaines universelles ; et une ouverture vers le monde extérieur.

La perestroïka est déjà pratiquée depuis cinq ans environ. Les changements ont affecté différents domaines de la vie sociale, mais les modifications les plus radicales sont probablement intervenues dans la prise de conscience par l'opinion publique et la compréhension par la société de ses problèmes passés et de ceux qu'il lui reste à résoudre. Les attentes des gens sont grandes et ils portent un très vif intérêt à la presse et à la télévision. Aucune amélioration réelle n'est toutefois encore intervenue dans leur vie. Comme le déclare l'un de nos humoristes, dans l'Union soviétique actuelle, il est plus intéressant de lire que de vivre. Un sentiment de désillusion et de désenchantement se fait désormais jour dans la population.

Les résultats de 1989 marquent une aggravation de la crise économique. Les difficultés croissantes d'approvisionnement et la détérioration de la qualité de la vie ont entraîné des grèves dans de nombreuses régions du pays. Les problèmes de relations entre les différents groupes ethniques se font plus aigus, principalement en raison des difficultés économiques. La redistribution des investissements budgétaires en faveur du logement, des soins médicaux, de l'enseignement, de l'industrie légère et de l'industrie alimentaire n'a pas encore engendré de résultats tangibles. Par ailleurs, aucune amélioration radicale n'est intervenue dans l'agriculture. La production de denrées alimentaires par tête d'habitant n'a pas augmenté et le pays continue de dépendre d'importations annuelles de 40 à 50 millions de tonnes de blé.

Erreur de calcul dans la conception de la perestroika

Le succès de la perestroïka dépend de la manière selon laquelle plusieurs phénomènes négatifs seront contrôlés : l'inflation, l'économie parallèle qui favorise la corruption et la criminalité, et le budget de l'Etat, depuis longtemps déficitaire. Ce déficit, qui devrait atteindre 100 milliards de roubles cette année, soit 10 à 1 1 % du PNB, résulte de la croissance rapide des dépenses et d'une compression considérable des recettes budgétaires. Le déséquilibre de la balance commerciale s'intensifie, à la suite principalement de la chute des prix des exportations soviétiques, mais également en raison d'une mauvaise gestion. Le déficit budgétaire est compensé par un accroissement de la masse monétaire et du crédit, sans contrepartie toutefois en marchandises et en services.

La population voudrait dépenser son argent pour acheter les produits dont elle a besoin, mais elle ne peut les trouver sur le marché. Quelque 200 milliards de roubles attendent ainsi d'être utilisés. En dépit du contrôle de l'Etat, les prix de détail augmentent de quatre à cinq pour cent par an, et la hausse de l'inflation se manifeste par des pénuries, par la disparition d'un produit après l'autre sur le marché. Il est évident que le passage du totalitarisme à la démocratie, de l'économie dirigée à l'économie de marché ne peut qu'être douloureux. Le poids des problèmes accumulés depuis si longtemps se fait toujours fortement sentir, mais maintes difficultés auraient pu être évitées si la conception de la perestroïka et sa réalisation pratique - qui s'avère incohérente et indécise - n'avaient pas fait l'objet d'erreurs de calcul.

Nous avons commencé à appliquer des principes d'économie de marché et d'autofinancement des entreprises industrielles sans avoir modelé au préalable l'environnement requis, c'est-à-dire sans avoir mis en place un véritable marché du commerce en gros, une monnaie jouant son rôle, un mécanisme crédible de fixation des prix et des réglementations appropriées en matière de taxes et de crédit. Une réduction des subsides destinés aux entreprises déficitaires aurait également été souhaitable. Ce manque de préparation a non seulement empêché le décollage économique escompté mais il a en plus provoqué de plus fortes pressions inflationnistes.

Il aurait été plus sage de prendre le problème à rebours, et de commencer par l'agriculture en libérant le producteur agricole du contrôle bureaucratique et en octroyant plus de liberté à l'activité économique sur le terrain. Cela aurait impliqué l'affermage des terres ou leur transfert à des fermes familiales et à des coopératives, allant de pair avec une réduction graduelle des livraisons obligatoires de produits agricoles à l'Etat, et leur remplacement par un système de libre marché.

Nous avons différé la réforme de la structure fédérale de notre Etat, qui demeure unitaire. Nous qualifions notre Etat de fédération, mais il s'agit en réalité d'un Etat unitaire qui doit être réformé. Une forme de relations économiques entre les autorités centrales et locales, conçue pour octroyer une plus grande indépendance de gestion aux républiques, aux territoires et aux régions, se révèle particulièrement urgente. Le principe de l'équivalence devrait être plus rigoureusement appliqué et plus strictement observé dans les échanges interrégionaux, mais ce n'est pas le cas jusqu'à présent.
Le cœur du système de crédit monétaire et le corps d'un marché intérieur restent encore à créer.

Cela ne pourra se faire que par des réductions des dépenses militaires, la compression de certains grands programmes d'investissement, la diminution des subsides octroyés aux entreprises déficitaires, la réduction des frais de gestion notamment, etc. La vente et la location de certaines propriétés d'Etat, la création de petites et moyennes entreprises et la mise en vente des logements et des terres contribueront également à la réalisation de cet objectif. Un contrôle plus rigoureux de la croissance des paiements comptants à la population sera mis en œuvre, mais les principaux espoirs résident dans l'augmentation de la production de denrées alimentaires et de biens de consommation industriels destinés à satisfaire les besoins de cette même population.

Insuffisance du programme économique

Le gouvernement a élaboré un programme spécial de réforme de l'économie soviétique qui a été approuvé par le Congrès des députés du peuple. J'ai voté contre ce programme, car je l'ai trouvé insuffisant. Les mesures envisagées pour augmenter la vente au détail ne sont pas réalistes. Des mesures fondamentales devraient être adoptées pour assurer un équilibre entre la masse monétaire et les marchandises disponibles sur le marché intérieur. Cela implique des mesures véritablement radicales qui, je l'espère, seront à présent adoptées par le nouveau président. Nous continuons à croire que la création d'un marché sera possible sous le système de la distribution administrative, qui utilise de la quasi-monnaie. Pourtant, peu de changements majeurs pourront intervenir tant qu'il n'existera pas de stimulants matériels, de motivation d'entreprendre, ni de concurrence. La création d'une devise saine totalement convertible constitue la principale étape sur la voie de la mise en place de véritables marchés et de l'introduction de stimulants économiques visant à accroître le rendement, la production et l'efficacité.

Nous sommes confrontés à un cercle vicieux. Il nous faut accorder des stimulants pour améliorer la qualité et la productivité du travail car il n'y a pas d'alternative pour augmenter la production, les moyens d'investissement dont nous disposons étant limités et la possibilité d'obtenir du crédit à l'étranger, plus limitée encore. Nous ne pouvons donc compter que sur nos propres efforts, et nous pouvons effectivement produire beaucoup plus avec les mêmes capacités et sur la même base, pour peu que nous octroyions des stimulants matériels aux travailleurs. Mais il nous est impossible de leur octroyer ces stimulants, car notre marché de la consommation est complètement détruit et notre devise dévaluée. Comment briser ce cercle vicieux?

J'estime que seules des mesures radicales pourront nous aider, et ce en dépit des déclarations de nos dirigeants qui se refusent à entreprendre une réforme monétaire sans avoir consulté la population ou qui prétendent que nos problèmes peuvent être résolus sans prendre des mesures drastiques. A mon sens, nous avons besoin d'un certain type de réforme monétaire et des prix. J'espère que de telles mesures sont à présent en cours de préparation et que le nouveau président agira plus résolument que ne l'a fait le gouvernement au cours des derniers mois.

Notre principal espoir réside dans l'éveil d'un véritable intérêt de la main-d'œuvre pour une plus grande productivité. C'est dans l'amélioration de ses performances, couplée à une clarification des nouvelles relations en matière de propriété, de marché, de discipline et de concurrence, que résident les véritables possibilités d'augmentation de la consommation, par le biais de nos propres efforts. Les gens et les collectivités du travail ne devraient pas se reposer sur le seul Etat, comme ils sont habitués à le faire, pour rendre le monde heureux. C'est précisément cet Etat qui, aujourd'hui, s'avère incapable d'agir efficacement pour garantir la distribution et la fourniture de marchandises à l'ensemble de la population, en fonction de ses besoins.

Il est probable qu'il faudra consentir à payer un certain prix pour passer d'un type d'économie à un autre et que la population sera provisoirement appelée à faire certains sacrifices. L'introduction d'une économie de marché est en outre susceptible d'impliquer un regain d'inflation et une augmentation du chômage. C'est pourquoi la stratégie de transition doit inclure des mesures et des garanties sociales visant à minimiser l'impact social négatif de la réforme économique, particulièrement pour les groupes à faibles revenus. De telles mesures en sont actuellement au stade de la discussion et de la préparation.
Nous sommes confrontés à des problèmes très complexes et sommes parvenus à un tournant décisif. Nous pouvons résoudre bien des problèmes si nous procédons avec plus de précision et de résolution. Il ne nous reste pas de temps à perdre cependant, car la population perd patience. Etre patient dans de telles conditions n'est d'ailleurs guère aisé sans un certain sens de l'humour. C'est pourquoi je concluerai par une plaisanterie. Une vieille dame se rend dans la capitale pour rendre visite à son fils, qui occupe de très importantes fonctions. Assise dans la cuisine, elle parle de la perestroïka et demande : " Dis moi, mon fils, la révolution a-t-elle été faite par les gens du peuple ou par les intellectuels?" Le fils répond: "Quelle question ridicule! La révolution a naturellement été faite par les gens du peuple. Si les intellectuels avaient fait la révolution, ils auraient d'abord tenté l'expérience sur des rats ! "

(1) Le compte rendu du colloque fait l'objet de l'article précédent.

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