Edition Web
Vol. 38- No. 3
Juin 1990
p. 21 - 24
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L'économie
soviétique au début des années 1990:
perspectives de coopération internationale
Oleg Bogomolov,
membre de l'Académie des sciences de l'URSS, Moscou
Pour la première fois, un intellectuel soviétique, le
professeur Bogomolov, s'est adressé au Colloque économique
de l'OTAN, qui s'est déroulé au siège de Bruxelles,
en avril dernier. L'article qui suit s'inspire de l'exposé de M.
Bogomolov. L'auteur, qui est Directeur de l'Institut pour l'Europe de
l'Est et les études internationales de l'Académie des sciences,
plaide en faveur de mesures plus radicales pour la réforme de l'économie
soviétique, bien que le temps soit limité pour la mise en
uvre de telles mesures. (1)
Jusqu'en 1989, le système administratif de l'Union soviétique
n'a subi que des modifications partielles, les principes de base restant
intacts: prédominance du parti communiste, prédominance
de la propriété d'Etat et monopole du marxisme dans la vie
idéologique. Nous entrons à présent dans une ère
qui verra le démantèlement de l'ancien système social
et son remplacement par un nouveau système. Tout le monde ne partagera
peut-être pas mes conclusions sur notre pays, mais il ne fait aucun
doute qu'une ère nouvelle vient de commencer. Les principales caractéristiques
du nouveau système seront les suivantes: une économie de
marché présentant diverses formes de propriété,
toutes égales ; la libre entreprise et la libre concurrence ; une
démocratie et une glasnost élargies ; le pluralisme politique,
comportant l'existence de plusieurs partis, ainsi qu'un parlement avec
une opposition parlementaire; la diversité idéologique;
le rétablissement de la liberté et de l'humanisme comme
valeurs humaines universelles ; et une ouverture vers le monde extérieur.
La perestroïka est déjà pratiquée depuis cinq
ans environ. Les changements ont affecté différents domaines
de la vie sociale, mais les modifications les plus radicales sont probablement
intervenues dans la prise de conscience par l'opinion publique et la compréhension
par la société de ses problèmes passés et
de ceux qu'il lui reste à résoudre. Les attentes des gens
sont grandes et ils portent un très vif intérêt à
la presse et à la télévision. Aucune amélioration
réelle n'est toutefois encore intervenue dans leur vie. Comme le
déclare l'un de nos humoristes, dans l'Union soviétique
actuelle, il est plus intéressant de lire que de vivre. Un sentiment
de désillusion et de désenchantement se fait désormais
jour dans la population.
Les résultats de 1989 marquent une aggravation de la crise économique.
Les difficultés croissantes d'approvisionnement et la détérioration
de la qualité de la vie ont entraîné des grèves
dans de nombreuses régions du pays. Les problèmes de relations
entre les différents groupes ethniques se font plus aigus, principalement
en raison des difficultés économiques. La redistribution
des investissements budgétaires en faveur du logement, des soins
médicaux, de l'enseignement, de l'industrie légère
et de l'industrie alimentaire n'a pas encore engendré de résultats
tangibles. Par ailleurs, aucune amélioration radicale n'est intervenue
dans l'agriculture. La production de denrées alimentaires par tête
d'habitant n'a pas augmenté et le pays continue de dépendre
d'importations annuelles de 40 à 50 millions de tonnes de blé.
Erreur de calcul dans la conception de la perestroika
Le succès de la perestroïka dépend de la manière
selon laquelle plusieurs phénomènes négatifs seront
contrôlés : l'inflation, l'économie parallèle
qui favorise la corruption et la criminalité, et le budget de l'Etat,
depuis longtemps déficitaire. Ce déficit, qui devrait atteindre
100 milliards de roubles cette année, soit 10 à 1 1 % du
PNB, résulte de la croissance rapide des dépenses et d'une
compression considérable des recettes budgétaires. Le déséquilibre
de la balance commerciale s'intensifie, à la suite principalement
de la chute des prix des exportations soviétiques, mais également
en raison d'une mauvaise gestion. Le déficit budgétaire
est compensé par un accroissement de la masse monétaire
et du crédit, sans contrepartie toutefois en marchandises et en
services.
La population voudrait dépenser son argent pour acheter les produits
dont elle a besoin, mais elle ne peut les trouver sur le marché.
Quelque 200 milliards de roubles attendent ainsi d'être utilisés.
En dépit du contrôle de l'Etat, les prix de détail
augmentent de quatre à cinq pour cent par an, et la hausse de l'inflation
se manifeste par des pénuries, par la disparition d'un produit
après l'autre sur le marché. Il est évident que le
passage du totalitarisme à la démocratie, de l'économie
dirigée à l'économie de marché ne peut qu'être
douloureux. Le poids des problèmes accumulés depuis si longtemps
se fait toujours fortement sentir, mais maintes difficultés auraient
pu être évitées si la conception de la perestroïka
et sa réalisation pratique - qui s'avère incohérente
et indécise - n'avaient pas fait l'objet d'erreurs de calcul.
Nous avons commencé à appliquer des principes d'économie
de marché et d'autofinancement des entreprises industrielles sans
avoir modelé au préalable l'environnement requis, c'est-à-dire
sans avoir mis en place un véritable marché du commerce
en gros, une monnaie jouant son rôle, un mécanisme crédible
de fixation des prix et des réglementations appropriées
en matière de taxes et de crédit. Une réduction des
subsides destinés aux entreprises déficitaires aurait également
été souhaitable. Ce manque de préparation a non seulement
empêché le décollage économique escompté
mais il a en plus provoqué de plus fortes pressions inflationnistes.
Il aurait été plus sage de prendre le problème à
rebours, et de commencer par l'agriculture en libérant le producteur
agricole du contrôle bureaucratique et en octroyant plus de liberté
à l'activité économique sur le terrain. Cela aurait
impliqué l'affermage des terres ou leur transfert à des
fermes familiales et à des coopératives, allant de pair
avec une réduction graduelle des livraisons obligatoires de produits
agricoles à l'Etat, et leur remplacement par un système
de libre marché.
Nous avons différé la réforme de la structure fédérale
de notre Etat, qui demeure unitaire. Nous qualifions notre Etat de fédération,
mais il s'agit en réalité d'un Etat unitaire qui doit être
réformé. Une forme de relations économiques entre
les autorités centrales et locales, conçue pour octroyer
une plus grande indépendance de gestion aux républiques,
aux territoires et aux régions, se révèle particulièrement
urgente. Le principe de l'équivalence devrait être plus rigoureusement
appliqué et plus strictement observé dans les échanges
interrégionaux, mais ce n'est pas le cas jusqu'à présent.
Le cur du système de crédit monétaire et le
corps d'un marché intérieur restent encore à créer.
Cela ne pourra se faire que par des réductions des dépenses
militaires, la compression de certains grands programmes d'investissement,
la diminution des subsides octroyés aux entreprises déficitaires,
la réduction des frais de gestion notamment, etc. La vente et la
location de certaines propriétés d'Etat, la création
de petites et moyennes entreprises et la mise en vente des logements et
des terres contribueront également à la réalisation
de cet objectif. Un contrôle plus rigoureux de la croissance des
paiements comptants à la population sera mis en uvre, mais
les principaux espoirs résident dans l'augmentation de la production
de denrées alimentaires et de biens de consommation industriels
destinés à satisfaire les besoins de cette même population.
Insuffisance du programme économique
Le gouvernement a élaboré un programme spécial de
réforme de l'économie soviétique qui a été
approuvé par le Congrès des députés du peuple.
J'ai voté contre ce programme, car je l'ai trouvé insuffisant.
Les mesures envisagées pour augmenter la vente au détail
ne sont pas réalistes. Des mesures fondamentales devraient être
adoptées pour assurer un équilibre entre la masse monétaire
et les marchandises disponibles sur le marché intérieur.
Cela implique des mesures véritablement radicales qui, je l'espère,
seront à présent adoptées par le nouveau président.
Nous continuons à croire que la création d'un marché
sera possible sous le système de la distribution administrative,
qui utilise de la quasi-monnaie. Pourtant, peu de changements majeurs
pourront intervenir tant qu'il n'existera pas de stimulants matériels,
de motivation d'entreprendre, ni de concurrence. La création d'une
devise saine totalement convertible constitue la principale étape
sur la voie de la mise en place de véritables marchés et
de l'introduction de stimulants économiques visant à accroître
le rendement, la production et l'efficacité.
Nous sommes confrontés à un cercle vicieux. Il nous faut
accorder des stimulants pour améliorer la qualité et la
productivité du travail car il n'y a pas d'alternative pour augmenter
la production, les moyens d'investissement dont nous disposons étant
limités et la possibilité d'obtenir du crédit à
l'étranger, plus limitée encore. Nous ne pouvons donc compter
que sur nos propres efforts, et nous pouvons effectivement produire beaucoup
plus avec les mêmes capacités et sur la même base,
pour peu que nous octroyions des stimulants matériels aux travailleurs.
Mais il nous est impossible de leur octroyer ces stimulants, car notre
marché de la consommation est complètement détruit
et notre devise dévaluée. Comment briser ce cercle vicieux?
J'estime que seules des mesures radicales pourront nous aider, et ce en
dépit des déclarations de nos dirigeants qui se refusent
à entreprendre une réforme monétaire sans avoir consulté
la population ou qui prétendent que nos problèmes peuvent
être résolus sans prendre des mesures drastiques. A mon sens,
nous avons besoin d'un certain type de réforme monétaire
et des prix. J'espère que de telles mesures sont à présent
en cours de préparation et que le nouveau président agira
plus résolument que ne l'a fait le gouvernement au cours des derniers
mois.
Notre principal espoir réside dans l'éveil d'un véritable
intérêt de la main-d'uvre pour une plus grande productivité.
C'est dans l'amélioration de ses performances, couplée à
une clarification des nouvelles relations en matière de propriété,
de marché, de discipline et de concurrence, que résident
les véritables possibilités d'augmentation de la consommation,
par le biais de nos propres efforts. Les gens et les collectivités
du travail ne devraient pas se reposer sur le seul Etat, comme ils sont
habitués à le faire, pour rendre le monde heureux. C'est
précisément cet Etat qui, aujourd'hui, s'avère incapable
d'agir efficacement pour garantir la distribution et la fourniture de
marchandises à l'ensemble de la population, en fonction de ses
besoins.
Il est probable qu'il faudra consentir à payer un certain prix
pour passer d'un type d'économie à un autre et que la population
sera provisoirement appelée à faire certains sacrifices.
L'introduction d'une économie de marché est en outre susceptible
d'impliquer un regain d'inflation et une augmentation du chômage.
C'est pourquoi la stratégie de transition doit inclure des mesures
et des garanties sociales visant à minimiser l'impact social négatif
de la réforme économique, particulièrement pour les
groupes à faibles revenus. De telles mesures en sont actuellement
au stade de la discussion et de la préparation.
Nous sommes confrontés à des problèmes très
complexes et sommes parvenus à un tournant décisif. Nous
pouvons résoudre bien des problèmes si nous procédons
avec plus de précision et de résolution. Il ne nous reste
pas de temps à perdre cependant, car la population perd patience.
Etre patient dans de telles conditions n'est d'ailleurs guère aisé
sans un certain sens de l'humour. C'est pourquoi je concluerai par une
plaisanterie. Une vieille dame se rend dans la capitale pour rendre visite
à son fils, qui occupe de très importantes fonctions. Assise
dans la cuisine, elle parle de la perestroïka et demande : "
Dis moi, mon fils, la révolution a-t-elle été faite
par les gens du peuple ou par les intellectuels?" Le fils répond:
"Quelle question ridicule! La révolution a naturellement été
faite par les gens du peuple. Si les intellectuels avaient fait la révolution,
ils auraient d'abord tenté l'expérience sur des rats ! "
(1) Le compte rendu du colloque fait l'objet de l'article
précédent.
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