Edition Web
Vol. 38- No. 1
Avril 1990
p. 7-13
|
Les
Etats-Unis
et l'OTAN après la guerre froide
Robert McGeehan
Robert McGeehan, Chef du département des relations internationales,
U, S. International University - Europe, Royaume-Uni
Une alliance se doit-elle d'être menacée? Paul-Henri Spaak,
l'homme d'Etat belge qui fut Secrétaire général de
l'OTAN, faisait remarquer qu'il conviendrait d'ériger une statue
à Joseph Staline dans toutes les capitales de l'OTAN pour rappeler
la dette que nous avons envers le dictateur soviétique, qui est
à l'origine du ciment unificateur de l'Alliance atlantique. Réfléchir
à l'avenir militaire de l'OTAN pourrait aujourd'hui être
comparé à envisager le futur des forces armées après
avoir gagné une guerre (1), et certains se
demandent si les Etats-Unis désarmeront après la guerre
froide comme ils l'ont fait après les autres conflits, avec les
mêmes résultats désastreux. (2)
Une alliance repose sur une définition commune de l'intérêt
mutuel de la dissuasion, ou, si nécessaire, de la défense,
à l'encon-tre d'un adversaire identifié. Les Etats-Unis
préfèrent maintenir la puissance occidentale par le biais
de l'OTAN en dépit du fait que la guerre froide s'estompe, mais
le problème pratique consistera à adopter une politique
opérationnelle qui cadre avec leurs intentions. D'un point de vue
historique, rares sont les alliances politiques dont les ennemis ont cessé
de se montrer menaçants. Si, durant une période de changement,
un processus de transition peut justifier le passage de l'hostilité
à la coopération, l'OTAN a-t-elle un avenir en l'absence
de la perception d'une menace de conflit ou d'une crise potentielle, qui
justifie les sacrifices liés au maintien de ses forces défensives?
L'importance de l'affaiblissement de l'Organisation du Traité de
Varsovie (OTV) doit être évaluée avec précaution
dans la foulée des changements à l'Est. La menace envers
la sécurité de l'OTAN n'est jamais venue de l'OTV en tant
qu'organisation, ou de ses différents membres. La seule question
importante concerne les capacités et les intentions de l'URSS:
qu'est donc la menace soviétique? La réponse, qui n'a toujours
pas fait l'objet d'une évaluation complète de la part des
critiques de la dissuasion après quatre décennies de stabilité
Est-Ouest, est la suivante: outre l'agression armée (qui n'a peut-être
jamais constitué une possibilité probable), il y a toujours
eu les menaces de chantage, de coercition et d'intimidation. Il s'agit
là de pratiques entrant clairement dans les options de Moscou,
même après le changement de ses dirigeants. (3)
Depuis la fin des années 1940, une convergence remarquablement
uniforme régit les intérêts et les valeurs des deux
côtés de l'Atlantique. L'Alliance de l'OTAN a dû affronter
des défis internes aussi bien qu'externes, mais les divergences
en son sein ont toujours été traitées sans véritable
diminution de la cohésion occidentale. La conviction fondamentale
demeure que la sécurité américaine est inséparable
de celle de l'Europe occidentale, que la guerre froide ait ou non pris
fin.
La menace soviétique n'est pas idéologique mais militaire,
face à une Europe occidentale dont la capacité de défense
locale demeure fragmentée, sans perspective assurée de cohésion.
Dans ces circonstances, l'Amérique du Nord et l'Europe continuent
de dépendre l'une de l'autre. Cette situation perdurera aussi longtemps
que le système international demeurera bipolaire du point de vue
stratégique, et ce, jusqu'à ce que des accords pour porter
les forces conventionnelles aux niveaux les plus bas possibles aient été
conclus et mis en uvre, et qu'un équilibre stable ait été
assuré et testé avec le temps.
En attendant, le défi des années 1990 ne résidera
pas dans le risque de voir diminuer l'engagement américain, mais
bien dans le risque que la forme de cet engagement n'associe pas les ingrédients
militaires et politiques de manière adéquate. Cette possibilité
existe implicitement dans les changements intervenus dans l'opinion publique
et gouvernementale occidentale depuis plusieurs années ; il aura
toutefois fallu attendre la libération en cours en Europe centrale
et de l'Est pour qu'une réévaluation de l'Organisation du
Traité de Varsovie se mue en objectif réaliste. Même
dans ces conditions, les conclusions varient, tant entre les gouvernements
de l'Alliance qu'au sein de ceux-ci.
Le 3 décembre 1989, les dirigeants des superpuissances réunis
à l'occasion du sommet de Malte proclamaient que l'" époque
de la guerre froide" était révolue. Mikhaïl Gorbatchev
exprimait sa volonté d'approfondir et d'étendre la détente
et la coopération Est-Ouest, tandis que George Bush s'engageait
à rechercher des résultats allant au-delà des politiques
d'endiguement pour produire une Europe "unifiée et libre".
Tandis que ces indices de la volonté de renforcer la stabilité
étaient transmis, d'autres facteurs imposaient une réalité
plus complexe. De nouvelles craintes étaient engendrées
par les soulèvements en Europe centrale et orientale, par les incertitudes
relatives au contrôle des éléments autonomistes au
sein même de l'URSS et, dans de nombreux milieux, par les appréhensions
concernant le sujet soudain brûlant de la réunification des
deux Allemagnes. Outre la question traditionnelle du maintien de l'engagement
américain envers l'OTAN (4), de nouveaux problèmes
semblaient ainsi mettre en exergue la question de savoir si une organisation
militaire ayant amplement fait ses preuves pouvait être remodelée
en une alliance plus politique, alors que ce qui paraissait être
sa principale raison d'être semblait s'effacer.
Si l'analyse qui nous occupe ici met l'accent sur les Etats-Unis et l'OTAN,
l'engagement américain a, quant à lui, toujours été
lié aux développements survenant en Europe centrale et orientale.
Les convulsions au sein des pays du Traité de Varsovie sont sans
précédent, et leurs conséquences sont imprévisibles.
L'ampleur et le rythme des changements ont été tellement
rapides et inattendus que les événements vont bien au-delà
de l'attente des experts, qui se font d'ailleurs, à l'heure actuelle,
de plus en plus rares.
Les spécialistes du Traité de Varsovie avaient prévu
que la volonté de Gorbatchev de libérer l'Europe centrale
et orientale des contraintes passées pouvait entraîner une
relative déstabilisation de l'ensemble de la région (5),
mais, en toute honnêteté, personne n'aurait pu deviner que
le seul régime communiste orthodoxe subsistant, au début
de 1990, serait l'Albanie. Début 1989, les dirigeants de l'Alliance
avaient réclamé des changements rapides en Europe de l'Est;
à la fin de la même année, la plupart d'entre eux
recommandaient la prudence devant l'emballement d'événements
multiples qui pourraient, en certains cas, s'avérer incontrôlables.
On a ainsi particulièrement remarqué que ceux qui prétendaient
que le président Bush montrait de la timidité et de l'indécision,
en s'abstenant de réagir avec hardiesse à des prétendues
opportunités, louent aujourd'hui la sagesse de sa prudence.
Une évaluation en constante évaluation
George Bush est, de son propre aveu, une personne prudente. Il offre,
à de nombreux points de vue, une réponse américaine
adéquate à l'offensive tous azimuts du gorbacharme. Lorsque
la nouvelle administration est entrée en fonction en janvier de
l'année dernière, on considérait que l'administration
Reagan avait entamé des processus entre les superpuissances qui,
même s'ils s'avéraient souhaitables à long terme,
risquaient l'emballement - concernant la maîtrise des armements
en général et les armes nucléaires en particulier.
Tenant compte de ces facteurs, le président Bush annonça
alors un large " réexamen stratégique " de la
politique américaine. Il s'agissait non seulement de faire le point
des relations Est-Ouest, mais également, de manière discrète,
de prendre une certaine distance par rapport aux tendances héritées
de son prédécesseur. Cet exercice porta ses fruits, atteignant
les objectifs souhaités et plantant le décor de la très
fructueuse réunion au sommet pour le 40ème anniversaire
de l'OTAN des 29 et 30 mai, qui permit d'éviter une crise que beaucoup
redoutaient. (6)
La prudence de Washington persistajusqu'à la fin de 1989. Une attitude
plus réceptive à l'encontre de la politique soviétique
se manifesta alors, à partir des rencontres de la fin septembre
entre le secrétaire d'Etat James Baker et le ministre des Affaires
étrangères Edouard Chevardnadze. Lorsque George Bush et
Mikhaïl Gorbatchev se rencontrèrent à Malte début
décembre, on semblait sur le point d'entrer dans une nouvelle ère
des relations Est-Ouest; peu après, dans un discours prononcé
à Berlin, James Baker présenta l'esquisse de l'"ère
nouvelle" en Europe. (7) II en appela à
des arrangements novateurs et à une architecture nouvelle, reflétant
l'évolution en Europe de l'Est tout en préservant les anciennes
fondations et structures conservant toute leur valeur, en particulier
l'OTAN, puisque la sécurité de l'Amérique du Nord
est toujours liée à celle de l'Europe.
James Baker poursuivit en s'intéressant à de nouvelles missions
pour l'Alliance, susceptibles de refléter la modification de l'équilibre
entre la composante militaire décroissante des années de
guerre froide et le rôle politique croissant de l'OTAN dans la nouvelle
structure de sécurité de l'Europe. Les "accords de
maîtrise des armements, des mesures de renforcement de la confiance
et d'autres accords de consultation politique" allaient, selon lui,
devenir plus importants, et l'OTAN allait constituer le forum de la coopération
occidentale en matière d'accords Est-Ouest. En constituant un modèle
de coopération pacifique en matière de sécurité,
l'Alliance ne servirait pas uniquement ses propres intérêts,
mais également ceux de l'Europe centrale et orientale et de l'Union
soviétique.
La vision de James Baker ne peut être taxée de pessimisme
; de même, un observateur sensé ne pourrait souhaiter le
démembrement de l'Alliance atlantique sans se soucier de savoir
si le Traité de Varsovie demeure ou non intact -ne serait-ce que
pour conserver une organisation apte à préserver ce que
Paul Nitze appelle " la ligne de fond de la défense".
(8) A cette fin, l'allocution de James Baker a touché
du doigt un autre problème, inséparable de l'implication
américaine dans l'histoire européenne de l'après-guerre
: la réunification des deux Allemagnes.
L'énigme allemande
Les Etats-Unis jouent un rôle central dans la sécurité
de la République fédérale depuis la création
de celle-ci. Les alliés de l'OTAN se sont, pour leur part, toujours
engagés à uvrer à l'unité allemande,
mais cette cause était plus aisée à défendre
lorsque les chances d'aboutissement semblaient lointaines. De nos jours,
même si elle se pose trop rapidement pour certains, la question
allemande est plus que jamais à l'ordre du jour et est liée
à l'avenir de l'engagement américain.
Aucun accord n'existe à ce jour quant à une approche coordonnée
de la question de la réunification et l'ampleur du soutien à
la réunification demeurera virtuellement une inconnue jusqu'aux
élections de mars en République démocratique allemande.
Pour les Etats-Unis, les accords conclus, quels qu'ils soient, devront,
suivant les termes mêmes du discours de Berlin de James Baker, "
satisfaire les aspirations du peuple allemand et rencontrer les préoccupations
légitimes des voisins de l'Allemagne". Le 13 février,
à Ottawa, James Baker a conclu un accord avec ses homologues britannique,
français et soviétique, en vue d'instaurer des réunions
à "deux plus quatre", comprenant les ministres des Affaires
étrangères des deux Allemagnes et ceux des quatre puissances
ayant certains droits et responsabilités juridiques envers l'Allemagne.
Selon la déclaration d'Ottawa, ces réunions auront pour
objet de "débattre dés aspects extérieurs de
l'établissement de l'unité allemande, notamment les questions
relatives à la sécurité des Etats voisins. "
On peut s'interroger sur la possibilité de concilier toutes ces
aspirations, de même que les autres préférences américaines;
à savoir, que la réunification soit graduelle, n'entraîne
aucune modification de frontière incompatible avec l'Acte final
d'Helsinki, se déroule dans un contexte qui ne remette pas en question
l'engagement de l'Allemagne au sein de l'OTAN, ni au sein d'une Communauté
européenne de plus en plus intégrée; et qu'il soit
pleinement tenu compte du rôle et des responsabilités légaux
des puissances alliées du temps de guerre. Une telle formule semblerait
impliquer trop de vetos et de délais liés à des négociations
interminables. Il reste à voir si elle parviendra à survivre
à des émotions nationalistes massives, et si les conditions
détériorées en RDA pourront faire l'objet d'un contrôle
suffisant pour éviter son effondrement effectif.
A ces réflexions, il convient d'en ajouter d'autres, dont les implications
sont tout à fait différentes. Certains observateurs font
valoir, par exemple, que les forces militaires des deux Allemagnes devraient
être très sensiblement réduites et que toutes les
troupes étrangères devraient être retirées
des deux Allemagnes pour la fin de cette décennie. Si cela devait
se produire, l'Alliance atlantique serait assurément menacée
; l'un des scénarios les moins probants concernant l'OTAN après
la guerre froide consiste à imaginer un engagement des Etats-Unis
envers la défense européenne sans la présence de
troupes américaines en Allemagne.
Aussi longtemps que l'Union soviétique s'opposera clairement à
la réunification allemande, la question demeure très incertaine.
Mais l'accord sur l'approche "deux plus quatre", et la déclaration
du président Gorbatchev, dans son interview à la Pravda
du 21 février, sur le "droit à l'unité"
des deux Allemagnes, ouvrent beaucoup de possibilités nouvelles.
Les dirigeants est-allemands en appelaient, début février,
à un Etat allemand neutre et unifié, sans tenir compte de
l'engagement sans réserves de la République fédérale
à conserver sa place dans l'Alliance. Dans un discours prononcé
à Hambourg le 8 février, le Secrétaire général
de l'OTAN, Manfred Wôrner, a confirmé qu'il n'existait aucune
alternative acceptable à une Allemagne réunifiée
ancrée dans l'Alliance atlantique. Il a poursuivi en suggérant
que des "accords spéciaux" pourraient être conçus
pour tenir compte des intérêts soviétiques en matière
de sécurité, évoquant parmi les possibilités
"un statut militaire spécial pour le territoire de la RDA
ou, peut-être, un accord de ne pas étendre l'intégration
militaire à ce territoire".
Une menace toujours présente
De récentes analyses de l'OTAN suggèrent qu'il serait prématuré
de conclure que les préparatifs militaires soviétiques se
sont fondamentalement modifiés. Les armements, tant conventionnels
que nucléaires, ont été modernisés et renforcés
pour augmenter la puissance de feu. De plus, en dépit de certaines
preuves accréditant la thèse d'une réduction des
dépenses globales, le budget de la défense tel qu'avancé
est considéré comme trompeur, les dépenses véritables
étant probablement deux fois plus importantes que celles admises
par Mikhaïl Gorbatchev.
Cela nous rappelle que les intentions soviétiques ne sont pas toujours
aussi innocentes qu'il n'y paraît, comme le soulignent d'ailleurs
des estimations de l'Agence de renseignement de la défense américaine.
Celles-ci montrent que, même si certaines troupes soviétiques
ont été retirées d'Europe de l'Est, d'importants
dépôts avancés de carburant et de munitions demeurent
en place, ce qui dément la volonté exprimée par Moscou
de modifier ses capacités offensives. L'Alliance ne peut pas encore
considérer qu'une attaque surprise est totalement hors de question.
Il faut espérer que les actuelles négociations FCE à
Vienne clarifieront cette situation, mais, jusque-là, les contradictions
demeurent. (9) Les plans des forces militaires soviétiques
anticipent en outre les effets d'un accord FCE. C'est ainsi que la sélection
des plus anciens équipements en vue de leur élimination
pourrait déboucher sur une capacité "moindre, mais
plus performante." (10)
A l'instar du paysage soviétique, les relations Etats-Unis/ OTAN
sont promises à des changements, les années 1990 impliquant
une redéfinition du minimum nécessaire pour la défense
occidentale. Si le processus FCE engendre les réductions attendues
dans la voie de la parité, des forces moins importantes à
des niveaux égaux impliqueront un changement structurel s'écartant
du schéma antérieur, suivant lequel des forces soviétiques
massives faisaient face à une défense inférieure
de l'OTAN. Dans la nouvelle configuration, les forces de l'OTAN conserveraient
leur rôle essentiel, en tant qu'assurance face à un changement
soudain de politique. Si leurs capacités nucléaires sont
préservées, non pour des raisons d'équilibrage des
forces soviétiques auparavant supérieures en nombre, mais
à des fins dé dissuasion, le couplage demeurera garanti
entre les Etats-Unis et l'Europe. (11)
Le facteur Gorbatchev
Un autre facteur à prendre en compte réside dans l'avenir
politique de l'individu, sans qui les changements actuels n'auraient pas
lieu. Mikhaïl Gorbatchev a fait preuve d'une grande souplesse dans
son aptitude à changer de cap, parfois au prix de contradictions
face à ses positions antérieures, mais il demeure un joueur
et un opportuniste plutôt qu'un dirigeant visionnaire ou un stratège
adepte du jeu d'échecs. Avant même la publication du récent
article "Z" dans Daedalus (12), des critiques
faisaient remarquer que, tant que les pays de l'Europe de l'Est - sauf
l'Union soviétique - seraient autorisés à s'écarter
du système communiste, cette contradiction serait susceptible de
générer des revendications politiques pressantes et une
instabilité généralisée.
Cette tendance est d'ailleurs confirmée par les efforts obstinés
de Gorbatchev visant à réformer le communisme et non à
s'en débarrasser. L'échec chaotique de la perestroïka
pourrait impliquer la chute du dirigeant soviétique ou sa transformation
en un personnage autoritaire, vindicatif et frustré, dans les mains
duquel le pouvoir est déjà concentré. Il serait trop
pessimiste de conclure que la reprise de la guerre froide pourrait découler
d'une telle évolution, mais, à moins d'une amélioration
des conditions internes, il n'est pas exclu que l'affaiblissement de la
position de Gorbatchev ne favorise la réapparition d'une menace
militaire soviétique intensifiée. A l'heure actuelle, l'étonnante
complaisance du Kremlin face aux changements bénéficie autant
aux intérêts occidentaux qu'aux valeurs démocratiques.
L'affinité Bush - Gorbatchev renforcée par le sommet de
Malte, constitue un facteur positif. L'empressement américain à
signaler qu'aucune tentative ne sera faite pour exploiter les troubles
en Europe centrale et de l'Est au détriment des intérêts
soviétiques est manifeste. Les puissances extérieures ne
peuvent guère "aider" Gorbatchev, mais l'OTAN tire sans
aucun doute avantage de la redéfinition des intérêts
de la sécurité nationale soviétique. Mikhaïl
Gorbatchev est, avec raison, arrivé à la conclusion qu'une
superpuissance nucléaire n'a pas besoin des zones tampons traditionnelles
pour sa sécurité, particulièrement si le coût
de leur maintien est élevé et si l'adversaire potentiel
est d'une non-agressivité aussi manifeste que l'OTAN.
En dépit de ces changements, il convient toutefois de rappeler
que le dirigeant soviétique n'a rien fait qui autorise à
penser qu'il envisagerait de faire de son pays la première ex-superpuissance
mondiale. Il a conquis la confiance de l'Occident sans recourir à
la force là où ses prédécesseurs l'auraient
fait, en prenant peut-être certains risques. Toutefois, si l'objectif
à long terme de Mikhaïl Gorbatchev consiste à exacerber
le mélange d'anti-américanisme, de sentiments anti-nucléaires
et de semi-neutralisme présent dans certaines régions d'Europe
occidentale afin d'influencer les gouvernements de l'OTAN dans la direction
qu'il souhaite, on peut considérer qu'il a remarquablement réussi.
(13)
L'Alliance atlantique n'est pas en cours de démantèlement
et, pour l'instant, elle est utile à Moscou en ce sens qu'elle
assure la survie du Pacte de Varsovie en tant que facteur d'équilibrage.
Les armes nucléaires ne sont pas totalement éliminées,
comme l'a à plusieurs reprises réclamé le dirigeant
soviétique. Elles pourraient en fait être désormais
considérées comme plus nécessaires à la sécurité
soviétique, en raison de la déliquescence de sa zone-tampon
et de la perspective à court terme de la réunification allemande.
Pour cette dernière raison, le souhait soviétique de voir
les troupes américaines quitter l'Europe doit être quelque
peu nuancé. En somme, si on la compare à celle de ses prédécesseurs,
la politique de Gorbatchev est plus intelligente du point de vue militaire,
plus perspicace du point de vue politique et moins onéreuse du
point de vue économique. S'il pouvait obtenir dans son pays ce
qu'il a obtenu à l'étranger, ses perspectives seraient infiniment
meilleures. Il n'en conserve pas moins imperturbablement son cap sans
que l'objectif soit en vue. Un échec intérieur ne serait
pas nécessairement mitigé par des succès sur la scène
internationale: en effet, si Mikhaïl Gorbatchev est parvenu à
exorciser en Occident le spectre de la menace soviétique, et à
conquérir par le sourire ce que ses prédécesseurs
n'avaient jamais pu obtenir par l'intimidation au fil des décennies,
il n'est cependant pas exclu que cette grande victoire soit réduite
en poussière dans son propre pays par les forces qu'il a déchaînées
à l'étranger.
Les propositions atlantiques
Les Etats-Unis ont explicitement promis que la présence militaire
américaine perdurera en Europe occidentale aussi longtemps qu'elle
sera nécessaire et souhaitée. Les pressions financières
et les contraintes budgétaires entraîneront un abaissement
du niveau de ces forces, mais aucune mesure unilatérale ne sera
prise sans consultation, particulièrement au vu des progrès
encourageants dans les pourparlers FCE. Le Pentagone a déclaré
que le risque de conflit était plus faible qu'il ne l'avait jamais
été dans la période d'après-guerre, bien que
des responsables américains de haut niveau ne considèrent
pas comme irréversibles les bonnes intentions de Gorbatchev, ni
la poursuite de l'évolution démocratique en Europe de l'Est.
Même en l'absence de reprise de contrôle des Soviétiques,
l'Europe de l'Est montre des signes inquiétants de balkanisation
et de réapparition de rivalités ethniques et nationalistes.
La majeure partie de l'Occident souhaite la réussite de Gorbatchev,
mais, comme l'a déclaré le secrétaire à la
Défense Dick Cheney, "nous ne pouvons baser notre stratégie
sur ce que le destin réserve à un seul homme". (14)
Considérant tous ces facteurs, les Etats-Unis continueront de défendre
une Alliance puissante intégrant des forces américaines
importantes. La présence de ces dernières ne sera en outre
pas uniquement liée à la présence militaire soviétique
en Europe de l'Est. (15) Les superpuissances sont
vouées à la concurrence même si la guerre froide a
pris fin, et une présence américaine garantie continuera
d'apporter la stabilité à une Europe dont l'équilibre
des forces est en pleine mutation, tandis que les alliés recherchent
un nouvel atlantisme apte à répondre aux conditions politiques
mouvantes des années 1990.
(1) Robert O'Neill, "Shaping NATO for thé
Nineties ", The Times, 27 décembre 1989
(2) Richard Perle, European Wireless File, US Information
Service, Londres, 1er décembre 1989.
(3) Citons, par exemple, la menace du ministre de la
Défense soviétique Dimi-tri Yazov de violation par l'URSS
du Traité FNI et de reprise de la production de missiles SS-23
si l'OTAN poursuit la modernisation des SNF en Europe. The Times, 29 juillet
1989
(4) Voir James Schlesinger, "Sauvegarder l'engagement
américain", Revue de l'OTAN, Vol.37, No.l, février
1989.
(5) Otto Pick, "La perestroïka et le Pacte
de Varsovie", Revue de l'OTAN, vol.36, No.5, octobre 1988.
(6) Voir Henning Wegener, " La conduite du changement:
le sommet de l'anniversaire de l'OTAN", Revue de l'OTAN, Vol.37,
No.3, juin 1989, et la partie documentaire de cette édition.
(7) Texte officiel publié par l'US Information
Service, Londres, 13 décembre 1989
(8) International Herald Tribune, 3 janvier 1990
(9) The Times et VInternational Herald Tribune, le 12
janvier 1990; voir également "Soviet strength no less despite
force cuts", Jane's Defence Weekly, Vol.12, No.15, 14 octobre 1989,
p.785.
(10) Jane 's Defence Weekly, Vol. 13, No.l, 6 janvier
1990, p. 13.
(11) François Heisbourg, "Defending Europe
without Uncle Sam", The Inde-pendent, 28 décembre 1989.
(12) Voir International Herald Tribune, 5 janvier 1990,
pour un résumé de la thèse " Z ", et l'article
de William Safire sur ce sujet.
(13) Comme The Economist se le demandait très
pertinemment quelques mois seulement après l'accession au pouvoir
de Gorbatchev. The Economist, 12 octobre 1985.
(14) European Wireless File, US Information Service,
Londres, 19 décembre 1989.
(15) Suite à une initiative du président
Bush, il a été décidé de réduire davantage
encore les troupes américaines et soviétiques, avec un plafond
de 195.000 hommes pour les forces de chaque camp stationnées en
Europe centrale et de l'Est.
|