Revue de l'OTAN
Mise à jour: 07-May-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 38- No. 1
Avril 1990
p. 7-13

Les Etats-Unis
et l'OTAN après la guerre froide

Robert McGeehan

Robert McGeehan, Chef du département des relations internationales, U, S. International University - Europe, Royaume-Uni

Une alliance se doit-elle d'être menacée? Paul-Henri Spaak, l'homme d'Etat belge qui fut Secrétaire général de l'OTAN, faisait remarquer qu'il conviendrait d'ériger une statue à Joseph Staline dans toutes les capitales de l'OTAN pour rappeler la dette que nous avons envers le dictateur soviétique, qui est à l'origine du ciment unificateur de l'Alliance atlantique. Réfléchir à l'avenir militaire de l'OTAN pourrait aujourd'hui être comparé à envisager le futur des forces armées après avoir gagné une guerre (1), et certains se demandent si les Etats-Unis désarmeront après la guerre froide comme ils l'ont fait après les autres conflits, avec les mêmes résultats désastreux. (2)

Une alliance repose sur une définition commune de l'intérêt mutuel de la dissuasion, ou, si nécessaire, de la défense, à l'encon-tre d'un adversaire identifié. Les Etats-Unis préfèrent maintenir la puissance occidentale par le biais de l'OTAN en dépit du fait que la guerre froide s'estompe, mais le problème pratique consistera à adopter une politique opérationnelle qui cadre avec leurs intentions. D'un point de vue historique, rares sont les alliances politiques dont les ennemis ont cessé de se montrer menaçants. Si, durant une période de changement, un processus de transition peut justifier le passage de l'hostilité à la coopération, l'OTAN a-t-elle un avenir en l'absence de la perception d'une menace de conflit ou d'une crise potentielle, qui justifie les sacrifices liés au maintien de ses forces défensives?

L'importance de l'affaiblissement de l'Organisation du Traité de Varsovie (OTV) doit être évaluée avec précaution dans la foulée des changements à l'Est. La menace envers la sécurité de l'OTAN n'est jamais venue de l'OTV en tant qu'organisation, ou de ses différents membres. La seule question importante concerne les capacités et les intentions de l'URSS: qu'est donc la menace soviétique? La réponse, qui n'a toujours pas fait l'objet d'une évaluation complète de la part des critiques de la dissuasion après quatre décennies de stabilité Est-Ouest, est la suivante: outre l'agression armée (qui n'a peut-être jamais constitué une possibilité probable), il y a toujours eu les menaces de chantage, de coercition et d'intimidation. Il s'agit là de pratiques entrant clairement dans les options de Moscou, même après le changement de ses dirigeants. (3)

Depuis la fin des années 1940, une convergence remarquablement uniforme régit les intérêts et les valeurs des deux côtés de l'Atlantique. L'Alliance de l'OTAN a dû affronter des défis internes aussi bien qu'externes, mais les divergences en son sein ont toujours été traitées sans véritable diminution de la cohésion occidentale. La conviction fondamentale demeure que la sécurité américaine est inséparable de celle de l'Europe occidentale, que la guerre froide ait ou non pris fin.

La menace soviétique n'est pas idéologique mais militaire, face à une Europe occidentale dont la capacité de défense locale demeure fragmentée, sans perspective assurée de cohésion. Dans ces circonstances, l'Amérique du Nord et l'Europe continuent de dépendre l'une de l'autre. Cette situation perdurera aussi longtemps que le système international demeurera bipolaire du point de vue stratégique, et ce, jusqu'à ce que des accords pour porter les forces conventionnelles aux niveaux les plus bas possibles aient été conclus et mis en œuvre, et qu'un équilibre stable ait été assuré et testé avec le temps.

En attendant, le défi des années 1990 ne résidera pas dans le risque de voir diminuer l'engagement américain, mais bien dans le risque que la forme de cet engagement n'associe pas les ingrédients militaires et politiques de manière adéquate. Cette possibilité existe implicitement dans les changements intervenus dans l'opinion publique et gouvernementale occidentale depuis plusieurs années ; il aura toutefois fallu attendre la libération en cours en Europe centrale et de l'Est pour qu'une réévaluation de l'Organisation du Traité de Varsovie se mue en objectif réaliste. Même dans ces conditions, les conclusions varient, tant entre les gouvernements de l'Alliance qu'au sein de ceux-ci.

Le 3 décembre 1989, les dirigeants des superpuissances réunis à l'occasion du sommet de Malte proclamaient que l'" époque de la guerre froide" était révolue. Mikhaïl Gorbatchev exprimait sa volonté d'approfondir et d'étendre la détente et la coopération Est-Ouest, tandis que George Bush s'engageait à rechercher des résultats allant au-delà des politiques d'endiguement pour produire une Europe "unifiée et libre".

Tandis que ces indices de la volonté de renforcer la stabilité étaient transmis, d'autres facteurs imposaient une réalité plus complexe. De nouvelles craintes étaient engendrées par les soulèvements en Europe centrale et orientale, par les incertitudes relatives au contrôle des éléments autonomistes au sein même de l'URSS et, dans de nombreux milieux, par les appréhensions concernant le sujet soudain brûlant de la réunification des deux Allemagnes. Outre la question traditionnelle du maintien de l'engagement américain envers l'OTAN (4), de nouveaux problèmes semblaient ainsi mettre en exergue la question de savoir si une organisation militaire ayant amplement fait ses preuves pouvait être remodelée en une alliance plus politique, alors que ce qui paraissait être sa principale raison d'être semblait s'effacer.

Si l'analyse qui nous occupe ici met l'accent sur les Etats-Unis et l'OTAN, l'engagement américain a, quant à lui, toujours été lié aux développements survenant en Europe centrale et orientale. Les convulsions au sein des pays du Traité de Varsovie sont sans précédent, et leurs conséquences sont imprévisibles. L'ampleur et le rythme des changements ont été tellement rapides et inattendus que les événements vont bien au-delà de l'attente des experts, qui se font d'ailleurs, à l'heure actuelle, de plus en plus rares.

Les spécialistes du Traité de Varsovie avaient prévu que la volonté de Gorbatchev de libérer l'Europe centrale et orientale des contraintes passées pouvait entraîner une relative déstabilisation de l'ensemble de la région (5), mais, en toute honnêteté, personne n'aurait pu deviner que le seul régime communiste orthodoxe subsistant, au début de 1990, serait l'Albanie. Début 1989, les dirigeants de l'Alliance avaient réclamé des changements rapides en Europe de l'Est; à la fin de la même année, la plupart d'entre eux recommandaient la prudence devant l'emballement d'événements multiples qui pourraient, en certains cas, s'avérer incontrôlables. On a ainsi particulièrement remarqué que ceux qui prétendaient que le président Bush montrait de la timidité et de l'indécision, en s'abstenant de réagir avec hardiesse à des prétendues opportunités, louent aujourd'hui la sagesse de sa prudence.

Une évaluation en constante évaluation

George Bush est, de son propre aveu, une personne prudente. Il offre, à de nombreux points de vue, une réponse américaine adéquate à l'offensive tous azimuts du gorbacharme. Lorsque la nouvelle administration est entrée en fonction en janvier de l'année dernière, on considérait que l'administration Reagan avait entamé des processus entre les superpuissances qui, même s'ils s'avéraient souhaitables à long terme, risquaient l'emballement - concernant la maîtrise des armements en général et les armes nucléaires en particulier. Tenant compte de ces facteurs, le président Bush annonça alors un large " réexamen stratégique " de la politique américaine. Il s'agissait non seulement de faire le point des relations Est-Ouest, mais également, de manière discrète, de prendre une certaine distance par rapport aux tendances héritées de son prédécesseur. Cet exercice porta ses fruits, atteignant les objectifs souhaités et plantant le décor de la très fructueuse réunion au sommet pour le 40ème anniversaire de l'OTAN des 29 et 30 mai, qui permit d'éviter une crise que beaucoup redoutaient. (6)

La prudence de Washington persistajusqu'à la fin de 1989. Une attitude plus réceptive à l'encontre de la politique soviétique se manifesta alors, à partir des rencontres de la fin septembre entre le secrétaire d'Etat James Baker et le ministre des Affaires étrangères Edouard Chevardnadze. Lorsque George Bush et Mikhaïl Gorbatchev se rencontrèrent à Malte début décembre, on semblait sur le point d'entrer dans une nouvelle ère des relations Est-Ouest; peu après, dans un discours prononcé à Berlin, James Baker présenta l'esquisse de l'"ère nouvelle" en Europe. (7) II en appela à des arrangements novateurs et à une architecture nouvelle, reflétant l'évolution en Europe de l'Est tout en préservant les anciennes fondations et structures conservant toute leur valeur, en particulier l'OTAN, puisque la sécurité de l'Amérique du Nord est toujours liée à celle de l'Europe.

James Baker poursuivit en s'intéressant à de nouvelles missions pour l'Alliance, susceptibles de refléter la modification de l'équilibre entre la composante militaire décroissante des années de guerre froide et le rôle politique croissant de l'OTAN dans la nouvelle structure de sécurité de l'Europe. Les "accords de maîtrise des armements, des mesures de renforcement de la confiance et d'autres accords de consultation politique" allaient, selon lui, devenir plus importants, et l'OTAN allait constituer le forum de la coopération occidentale en matière d'accords Est-Ouest. En constituant un modèle de coopération pacifique en matière de sécurité, l'Alliance ne servirait pas uniquement ses propres intérêts, mais également ceux de l'Europe centrale et orientale et de l'Union soviétique.

La vision de James Baker ne peut être taxée de pessimisme ; de même, un observateur sensé ne pourrait souhaiter le démembrement de l'Alliance atlantique sans se soucier de savoir si le Traité de Varsovie demeure ou non intact -ne serait-ce que pour conserver une organisation apte à préserver ce que Paul Nitze appelle " la ligne de fond de la défense". (8) A cette fin, l'allocution de James Baker a touché du doigt un autre problème, inséparable de l'implication américaine dans l'histoire européenne de l'après-guerre : la réunification des deux Allemagnes.

L'énigme allemande

Les Etats-Unis jouent un rôle central dans la sécurité de la République fédérale depuis la création de celle-ci. Les alliés de l'OTAN se sont, pour leur part, toujours engagés à œuvrer à l'unité allemande, mais cette cause était plus aisée à défendre lorsque les chances d'aboutissement semblaient lointaines. De nos jours, même si elle se pose trop rapidement pour certains, la question allemande est plus que jamais à l'ordre du jour et est liée à l'avenir de l'engagement américain.

Aucun accord n'existe à ce jour quant à une approche coordonnée de la question de la réunification et l'ampleur du soutien à la réunification demeurera virtuellement une inconnue jusqu'aux élections de mars en République démocratique allemande. Pour les Etats-Unis, les accords conclus, quels qu'ils soient, devront, suivant les termes mêmes du discours de Berlin de James Baker, " satisfaire les aspirations du peuple allemand et rencontrer les préoccupations légitimes des voisins de l'Allemagne". Le 13 février, à Ottawa, James Baker a conclu un accord avec ses homologues britannique, français et soviétique, en vue d'instaurer des réunions à "deux plus quatre", comprenant les ministres des Affaires étrangères des deux Allemagnes et ceux des quatre puissances ayant certains droits et responsabilités juridiques envers l'Allemagne. Selon la déclaration d'Ottawa, ces réunions auront pour objet de "débattre dés aspects extérieurs de l'établissement de l'unité allemande, notamment les questions relatives à la sécurité des Etats voisins. " On peut s'interroger sur la possibilité de concilier toutes ces aspirations, de même que les autres préférences américaines; à savoir, que la réunification soit graduelle, n'entraîne aucune modification de frontière incompatible avec l'Acte final d'Helsinki, se déroule dans un contexte qui ne remette pas en question l'engagement de l'Allemagne au sein de l'OTAN, ni au sein d'une Communauté européenne de plus en plus intégrée; et qu'il soit pleinement tenu compte du rôle et des responsabilités légaux des puissances alliées du temps de guerre. Une telle formule semblerait impliquer trop de vetos et de délais liés à des négociations interminables. Il reste à voir si elle parviendra à survivre à des émotions nationalistes massives, et si les conditions détériorées en RDA pourront faire l'objet d'un contrôle suffisant pour éviter son effondrement effectif.

A ces réflexions, il convient d'en ajouter d'autres, dont les implications sont tout à fait différentes. Certains observateurs font valoir, par exemple, que les forces militaires des deux Allemagnes devraient être très sensiblement réduites et que toutes les troupes étrangères devraient être retirées des deux Allemagnes pour la fin de cette décennie. Si cela devait se produire, l'Alliance atlantique serait assurément menacée ; l'un des scénarios les moins probants concernant l'OTAN après la guerre froide consiste à imaginer un engagement des Etats-Unis envers la défense européenne sans la présence de troupes américaines en Allemagne.

Aussi longtemps que l'Union soviétique s'opposera clairement à la réunification allemande, la question demeure très incertaine. Mais l'accord sur l'approche "deux plus quatre", et la déclaration du président Gorbatchev, dans son interview à la Pravda du 21 février, sur le "droit à l'unité" des deux Allemagnes, ouvrent beaucoup de possibilités nouvelles. Les dirigeants est-allemands en appelaient, début février, à un Etat allemand neutre et unifié, sans tenir compte de l'engagement sans réserves de la République fédérale à conserver sa place dans l'Alliance. Dans un discours prononcé à Hambourg le 8 février, le Secrétaire général de l'OTAN, Manfred Wôrner, a confirmé qu'il n'existait aucune alternative acceptable à une Allemagne réunifiée ancrée dans l'Alliance atlantique. Il a poursuivi en suggérant que des "accords spéciaux" pourraient être conçus pour tenir compte des intérêts soviétiques en matière de sécurité, évoquant parmi les possibilités "un statut militaire spécial pour le territoire de la RDA ou, peut-être, un accord de ne pas étendre l'intégration militaire à ce territoire".

Une menace toujours présente

De récentes analyses de l'OTAN suggèrent qu'il serait prématuré de conclure que les préparatifs militaires soviétiques se sont fondamentalement modifiés. Les armements, tant conventionnels que nucléaires, ont été modernisés et renforcés pour augmenter la puissance de feu. De plus, en dépit de certaines preuves accréditant la thèse d'une réduction des dépenses globales, le budget de la défense tel qu'avancé est considéré comme trompeur, les dépenses véritables étant probablement deux fois plus importantes que celles admises par Mikhaïl Gorbatchev.

Cela nous rappelle que les intentions soviétiques ne sont pas toujours aussi innocentes qu'il n'y paraît, comme le soulignent d'ailleurs des estimations de l'Agence de renseignement de la défense américaine. Celles-ci montrent que, même si certaines troupes soviétiques ont été retirées d'Europe de l'Est, d'importants dépôts avancés de carburant et de munitions demeurent en place, ce qui dément la volonté exprimée par Moscou de modifier ses capacités offensives. L'Alliance ne peut pas encore considérer qu'une attaque surprise est totalement hors de question. Il faut espérer que les actuelles négociations FCE à Vienne clarifieront cette situation, mais, jusque-là, les contradictions demeurent. (9) Les plans des forces militaires soviétiques anticipent en outre les effets d'un accord FCE. C'est ainsi que la sélection des plus anciens équipements en vue de leur élimination pourrait déboucher sur une capacité "moindre, mais plus performante." (10)

A l'instar du paysage soviétique, les relations Etats-Unis/ OTAN sont promises à des changements, les années 1990 impliquant une redéfinition du minimum nécessaire pour la défense occidentale. Si le processus FCE engendre les réductions attendues dans la voie de la parité, des forces moins importantes à des niveaux égaux impliqueront un changement structurel s'écartant du schéma antérieur, suivant lequel des forces soviétiques massives faisaient face à une défense inférieure de l'OTAN. Dans la nouvelle configuration, les forces de l'OTAN conserveraient leur rôle essentiel, en tant qu'assurance face à un changement soudain de politique. Si leurs capacités nucléaires sont préservées, non pour des raisons d'équilibrage des forces soviétiques auparavant supérieures en nombre, mais à des fins dé dissuasion, le couplage demeurera garanti entre les Etats-Unis et l'Europe. (11)

Le facteur Gorbatchev

Un autre facteur à prendre en compte réside dans l'avenir politique de l'individu, sans qui les changements actuels n'auraient pas lieu. Mikhaïl Gorbatchev a fait preuve d'une grande souplesse dans son aptitude à changer de cap, parfois au prix de contradictions face à ses positions antérieures, mais il demeure un joueur et un opportuniste plutôt qu'un dirigeant visionnaire ou un stratège adepte du jeu d'échecs. Avant même la publication du récent article "Z" dans Daedalus (12), des critiques faisaient remarquer que, tant que les pays de l'Europe de l'Est - sauf l'Union soviétique - seraient autorisés à s'écarter du système communiste, cette contradiction serait susceptible de générer des revendications politiques pressantes et une instabilité généralisée.

Cette tendance est d'ailleurs confirmée par les efforts obstinés de Gorbatchev visant à réformer le communisme et non à s'en débarrasser. L'échec chaotique de la perestroïka pourrait impliquer la chute du dirigeant soviétique ou sa transformation en un personnage autoritaire, vindicatif et frustré, dans les mains duquel le pouvoir est déjà concentré. Il serait trop pessimiste de conclure que la reprise de la guerre froide pourrait découler d'une telle évolution, mais, à moins d'une amélioration des conditions internes, il n'est pas exclu que l'affaiblissement de la position de Gorbatchev ne favorise la réapparition d'une menace militaire soviétique intensifiée. A l'heure actuelle, l'étonnante complaisance du Kremlin face aux changements bénéficie autant aux intérêts occidentaux qu'aux valeurs démocratiques.

L'affinité Bush - Gorbatchev renforcée par le sommet de Malte, constitue un facteur positif. L'empressement américain à signaler qu'aucune tentative ne sera faite pour exploiter les troubles en Europe centrale et de l'Est au détriment des intérêts soviétiques est manifeste. Les puissances extérieures ne peuvent guère "aider" Gorbatchev, mais l'OTAN tire sans aucun doute avantage de la redéfinition des intérêts de la sécurité nationale soviétique. Mikhaïl Gorbatchev est, avec raison, arrivé à la conclusion qu'une superpuissance nucléaire n'a pas besoin des zones tampons traditionnelles pour sa sécurité, particulièrement si le coût de leur maintien est élevé et si l'adversaire potentiel est d'une non-agressivité aussi manifeste que l'OTAN.
En dépit de ces changements, il convient toutefois de rappeler que le dirigeant soviétique n'a rien fait qui autorise à penser qu'il envisagerait de faire de son pays la première ex-superpuissance mondiale. Il a conquis la confiance de l'Occident sans recourir à la force là où ses prédécesseurs l'auraient fait, en prenant peut-être certains risques. Toutefois, si l'objectif à long terme de Mikhaïl Gorbatchev consiste à exacerber le mélange d'anti-américanisme, de sentiments anti-nucléaires et de semi-neutralisme présent dans certaines régions d'Europe occidentale afin d'influencer les gouvernements de l'OTAN dans la direction qu'il souhaite, on peut considérer qu'il a remarquablement réussi. (13)

L'Alliance atlantique n'est pas en cours de démantèlement et, pour l'instant, elle est utile à Moscou en ce sens qu'elle assure la survie du Pacte de Varsovie en tant que facteur d'équilibrage. Les armes nucléaires ne sont pas totalement éliminées, comme l'a à plusieurs reprises réclamé le dirigeant soviétique. Elles pourraient en fait être désormais considérées comme plus nécessaires à la sécurité soviétique, en raison de la déliquescence de sa zone-tampon et de la perspective à court terme de la réunification allemande. Pour cette dernière raison, le souhait soviétique de voir les troupes américaines quitter l'Europe doit être quelque peu nuancé. En somme, si on la compare à celle de ses prédécesseurs, la politique de Gorbatchev est plus intelligente du point de vue militaire, plus perspicace du point de vue politique et moins onéreuse du point de vue économique. S'il pouvait obtenir dans son pays ce qu'il a obtenu à l'étranger, ses perspectives seraient infiniment meilleures. Il n'en conserve pas moins imperturbablement son cap sans que l'objectif soit en vue. Un échec intérieur ne serait pas nécessairement mitigé par des succès sur la scène internationale: en effet, si Mikhaïl Gorbatchev est parvenu à exorciser en Occident le spectre de la menace soviétique, et à conquérir par le sourire ce que ses prédécesseurs n'avaient jamais pu obtenir par l'intimidation au fil des décennies, il n'est cependant pas exclu que cette grande victoire soit réduite en poussière dans son propre pays par les forces qu'il a déchaînées à l'étranger.

Les propositions atlantiques

Les Etats-Unis ont explicitement promis que la présence militaire américaine perdurera en Europe occidentale aussi longtemps qu'elle sera nécessaire et souhaitée. Les pressions financières et les contraintes budgétaires entraîneront un abaissement du niveau de ces forces, mais aucune mesure unilatérale ne sera prise sans consultation, particulièrement au vu des progrès encourageants dans les pourparlers FCE. Le Pentagone a déclaré que le risque de conflit était plus faible qu'il ne l'avait jamais été dans la période d'après-guerre, bien que des responsables américains de haut niveau ne considèrent pas comme irréversibles les bonnes intentions de Gorbatchev, ni la poursuite de l'évolution démocratique en Europe de l'Est. Même en l'absence de reprise de contrôle des Soviétiques, l'Europe de l'Est montre des signes inquiétants de balkanisation et de réapparition de rivalités ethniques et nationalistes. La majeure partie de l'Occident souhaite la réussite de Gorbatchev, mais, comme l'a déclaré le secrétaire à la Défense Dick Cheney, "nous ne pouvons baser notre stratégie sur ce que le destin réserve à un seul homme". (14)

Considérant tous ces facteurs, les Etats-Unis continueront de défendre une Alliance puissante intégrant des forces américaines importantes. La présence de ces dernières ne sera en outre pas uniquement liée à la présence militaire soviétique en Europe de l'Est. (15) Les superpuissances sont vouées à la concurrence même si la guerre froide a pris fin, et une présence américaine garantie continuera d'apporter la stabilité à une Europe dont l'équilibre des forces est en pleine mutation, tandis que les alliés recherchent un nouvel atlantisme apte à répondre aux conditions politiques mouvantes des années 1990.


(1) Robert O'Neill, "Shaping NATO for thé Nineties ", The Times, 27 décembre 1989
(2) Richard Perle, European Wireless File, US Information Service, Londres, 1er décembre 1989.
(3) Citons, par exemple, la menace du ministre de la Défense soviétique Dimi-tri Yazov de violation par l'URSS du Traité FNI et de reprise de la production de missiles SS-23 si l'OTAN poursuit la modernisation des SNF en Europe. The Times, 29 juillet 1989
(4) Voir James Schlesinger, "Sauvegarder l'engagement américain", Revue de l'OTAN, Vol.37, No.l, février 1989.
(5) Otto Pick, "La perestroïka et le Pacte de Varsovie", Revue de l'OTAN, vol.36, No.5, octobre 1988.
(6) Voir Henning Wegener, " La conduite du changement: le sommet de l'anniversaire de l'OTAN", Revue de l'OTAN, Vol.37, No.3, juin 1989, et la partie documentaire de cette édition.
(7) Texte officiel publié par l'US Information Service, Londres, 13 décembre 1989
(8) International Herald Tribune, 3 janvier 1990
(9) The Times et VInternational Herald Tribune, le 12 janvier 1990; voir également "Soviet strength no less despite force cuts", Jane's Defence Weekly, Vol.12, No.15, 14 octobre 1989, p.785.
(10) Jane 's Defence Weekly, Vol. 13, No.l, 6 janvier 1990, p. 13.
(11) François Heisbourg, "Defending Europe without Uncle Sam", The Inde-pendent, 28 décembre 1989.
(12) Voir International Herald Tribune, 5 janvier 1990, pour un résumé de la thèse " Z ", et l'article de William Safire sur ce sujet.
(13) Comme The Economist se le demandait très pertinemment quelques mois seulement après l'accession au pouvoir de Gorbatchev. The Economist, 12 octobre 1985.
(14) European Wireless File, US Information Service, Londres, 19 décembre 1989.
(15) Suite à une initiative du président Bush, il a été décidé de réduire davantage encore les troupes américaines et soviétiques, avec un plafond de 195.000 hommes pour les forces de chaque camp stationnées en Europe centrale et de l'Est.






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