Il y a 17 ans, en 1952, je déjeunais avec Sir Winston et Lady Churchill à Downing street. C’était le jour du budget – le budget day – un mercredi, et le Premier Ministre devait partir très tôt à la Chambre des Communes. Comme nous n’étions que trois, on nous avait servis au second étage, dans les appartements privés, et nous avions pris le café dans une grande pièce où les sièges étaient recouverts d’une claire cretonne à fleurs et qui donnait sur St. James Park. Nous avions causé de multiples choses et notamment de la réforme de l’Alliance Atlantique qui venait d’être décidée à la session ministérielle de Lisbonne. Toute une organisation civile devait être mise sur pied à côté de la structure militaire existante. Un Conseil politiquement permanent allait s’établir à Paris avec un Secrétaire général qui le présiderait et qui prendrait la tête d’une administration internationale destinée à assurer le bon fonctionnement du nouveau Conseil. L’après-midi même qui suivait ce déjeuner, nous devions commencer à régler pour nos gouvernements le détail des décisions de Lisbonne.

Avant de nous quitter, Sir Winston me dit, avec ce mélange de lyrisme et d’humour si caractéristique chez lui et qui donnait à son langage une dimension un peu prophétique et un écho de solennité assourdie par sa bonhomie : « Go to that Council of yours » – « Allez à ce Conseil qui est le vôtre et dites-lui que je lui donne mon bras droit, Lord Ismay. Je ne puis pas lui donner un plus beau cadeau ni un homme meilleur ». C’est ainsi que nous apprîmes qui serait le premier Secrétaire Général de l’OTAN.

Pour en arriver là, le chemin n’avait pas été facile. En diplomatie, les choses ne sont évidentes que quand elles sont faites. Avant, elles paraissent impossibles. L’Alliance Atlantique, créée en avril 1949, disposait déjà d’une organisation. Mais elle avait été improvisée à la hâte, dans l’ombre d’un danger menaçant, celui d’une conquête soviétique que rien ne semblait pouvoir contenir. C’était l’époque où M. Acheson, le Secrétaire d’État américain, déclarait à une réunion ministérielle que l’URSS était une conspiration universelle qui s’avançait sous les apparences d’un État.

Pour faire face à cette conspiration, on avait pensé avant tout au rempart militaire. On avait fait appel au Général Eisenhower. Il avait hésité, car le dénuement du monde libre était tel qu’il avait d’abord voulu s’assurer de ses chances de réussir. Quand il eut accepté, il appela autour de lui tous ses anciens compagnons d’armes et, en premier lieu, le Maréchal Montgomery qui lui apportait un fantôme : l’organisation militaire du Traité de Bruxelles.

À côté de cette prestigieuse constellation dont le premier devoir était d’être efficace, les gouvernements de l’Alliance avaient établi un comité des suppléants des ministres, dont la tâche consistait, entre les rares réunions ministérielles, à assurer de façon permanente la vie de l’Alliance, c’est-à-dire à aider à mettre sur pied les forces nécessaires à la survie de l’Occident.

Les suppléants siégeaient à Londres dans une grande maison de Belgrave Square, dont j’ai oublié le numéro. Devant la formidable organisation militaire de l’Alliance, dont le siège était sur le continent, à côté de Versailles, dirigée par le vainqueur de la guerre qui allait devenir Président des États-Unis, le Comité des suppléants ne pesait pas très lourd. Ses compétences n’étaient pas claires, on ne savait pas toujours quels ministres il représentait. Pour les autorités militaires internationales, il apparaissait comme un détour inutile et lointain dans leurs rapports avec les ministres de la Défense. Quand les choses allaient bien, on se passait de lui. Quand elles allaient mal, on lui en faisait grief. Laissé à lui-même, il n’avait pas de services administratifs, sauf ceux de chaque suppléant et pour certains, cela n’était pas grand-chose. L’Alliance alors comptait douze partenaires. La Grèce et la Turquie ne s’y joignirent qu’à la session ministérielle de Lisbonne, en 1952, l’Allemagne ne vint qu’en 1954. Certains pays étaient représentés aux suppléants par leurs ambassadeurs à Londres, d’autres par des fonctionnaires venus de leurs capitales. C’était mon cas pour la Belgique. Je passais mon temps entre Bruxelles, Londres et Paris où j’assumais en outre la direction de la délégation belge à la conférence pour la création de l’armée européenne. Pendant deux ans, rien qu’entre ces trois villes, je fis 132 voyages. Tout cela sentait la hâte et la pression sans merci des événements.

Et pourtant, le Comité des suppléants accomplit une tâche immense. Malgré l’insuffisance des moyens, peut-être à cause d’elle, malgré les tâtonnements d’une action sans précédent, peut-être à cause d’eux, ceux qui en faisaient partie avaient une foi et un enthousiasme dans l’avenir qui devaient justifier un jour leurs efforts. Il y avait là, sous la présidence du suppléant américain, Charles Spofford, juriste prudent, inlassable, obstiné, pressentant les possibilités du futur, des hommes comme le Jonkheer van Starkenborg, que nous appelions le plus grand des Hollandais, ce qui n’est pas peu dire ; Rossi-Longhi dont l’éloquence sans frisson couvrait une expérience consommée ; Alphand habile parmi les habiles, élégant d’esprit comme de langage, rusé comme Ulysse ; Wilgress, précis, fondamental, carré de base comme de hauteur, jamais pris en défaut ; Sir Derek Hoyer-Millar, passionné et maître de lui, nonchalant avec élégance, attentif et distant. Je devrais citer les douze, mais je voudrais surtout les unir dans l’éloge qu’ils méritent, au seuil de ce vingtième anniversaire. Si l’Alliance, cette aventure, est devenue ce qu’elle est, c’est parce que, dans sa préhistoire, ils y ont beaucoup contribué. Très vite, ils sentirent que pour durer, l’Alliance devait avoir une vie propre, qu’elle devait suffisamment se détacher des gouvernements pour agir en leur nom sans se confondre avec chacun d’eux, qu’elle devait être une somme au lieu de n’être que les chiffres d’une addition. Ils virent aussi que l’Alliance devait devenir autre chose qu’une structure militaire, car comme le dit la Bible, les peuples se lassent des armées. Il fallait coiffer cette structure d’une forte organisation civile pour la diriger comme pour la soutenir.

Tout cela, ils le préparèrent et comme l’on était dans une de ces périodes neuves où vivre c’est créer et non pas maintenir, on aboutit à la réforme de Lisbonne qui fixa, en 1952, la structure actuelle de l’Alliance. Cela ne se fit pas sans peine, ni sans quelques marchandages. La France, en la personne de M. Robert Schumann, alors Ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de M. Pinay, souhaitait que le siège de l’Alliance fût transféré à Paris. L’Angleterre aurait le Secrétaire général, et le Commandant suprême en Europe serait américain. C’est ce qui arriva, pour un temps seulement, car « the best laid schemes of mice and men are oft’ overthrown ».

Ainsi, Lord Ismay devint le premier secrétaire général de l’OTAN. Ceux qui ne l’ont pas connu ne peuvent savoir ce que l’Alliance lui doit. Le caractère de conversation continue entre gouvernements que représente le Conseil Atlantique, sur un mode affable et sérieux, c’est Lord Ismay qui l’établit. Il avait coutume de dire que le premier club anglais avait été le bateau des Vikings et que nous étions sur le même bateau. Ancien officier de l’armée des Indes, il souhaitait que le cadre de notre action fût le meilleur des mess. Il avait ce don d’intimité qui fait naître le sentiment d’unité : l’OTAN fut pour lui un club auquel il donna une cravate et un drapeau. Il lui aurait volontiers donné une devise et même un chant. Ces choses frappent et elles indiquent que l’on vit. Mais, derrière cette bonhomie, il y avait un regard aigu, un esprit ferme, un caractère trempé. Peu à peu, sous son influence, le Conseil se mit à vivre, d’une façon tantôt officielle, tantôt officieuse, dans des séances plénières avec procès-verbal, dans des séances restreintes où l’on aborde des problèmes plus confidentiels avec ou sans compte rendu, dans des séances privées où l’on parle d’autant plus librement que chacun se souvient, mais que personne ne retient.

Vue aérienne du centre de Bruxelles, où le siège de l’OTAN est établi et où la quinzième session de l’Assemblée de l’Atlantique Nord s’est tenue en octobre dernier
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Vue aérienne du centre de Bruxelles, où le siège de l’OTAN est établi et où la quinzième session de l’Assemblée de l’Atlantique Nord s’est tenue en octobre dernier

Peu à peu, le Conseil consolidait son autorité, auprès des partenaires d’abord, car rien ne s’affirme comme ce qui est utile ; dans l’OTAN aussi où, sous l’impulsion de l’ancien général Ismay, la primauté du pouvoir civil s’imposait sans la meurtrir, à la structure militaire. Les gouvernements étaient avides de savoir et leurs représentants de voir. C’était l’époque agréable, un peu secouée, du nomadisme du Conseil. Nous visitâmes beaucoup les 7.000 kilomètres qui vont de la Norvège à la Turquie en les allongeant par le Canada et les Etats-Unis et il en résulta une habitude de vivre ensemble, en même temps qu’une compréhension mutuelle des problèmes. Le Conseil devint, entre ses membres, un lien d’amitié.

Quand Lord Ismay partit après cinq ans, le Conseil était un instrument souple tant pour préparer que pour exécuter une politique commune. « J’ai été la nurse », disait Lord Ismay, « la gouvernante peut venir ». Ce fut M. Spaak. Entre ses mains, le Conseil devient le moyen nuancé et efficace de la consultation politique. Au-delà de la protection militaire, on commençait à apercevoir un développement qu’on allait appeler la détente et qui sortait de la coexistence pacifique. M. Spaak avait le talent de se mouvoir simplement dans des situations compliquées. Cette réduction à l’essentiel, qu’on appelle le jugement, il l’avait au suprême degré. Son aménité de caractère et sa netteté d’esprit le conduisirent très loin dans la voie de la consultation politique, aussi loin qu’on pouvait aller, pas aussi loin qu’il le voulait.

Avec lui, le Conseil avait poussé l’étude de la consultation et sa pratique à un perfectionnement que devait poursuivre son successeur, M. Stikker. Les années avaient passé et un débat se précisait : l’Alliance était-elle une méthode temporaire ou une finalité capable de devenir une communauté ? M. Stikker défendit l’idéal d’une communauté avec une énergie que sa santé ébranlée n’arrivait pas à démentir. Une de ses qualités était l’obstination. Pour superposer leurs pensées aux siennes, quelques ambassadeurs imaginèrent de se concerter à d’innocents déjeuners sans le Secrétaire général. L’agrément et l’utilité créèrent l’habitude.

Quand M. Brosio remplaça M. Stikker comme Secrétaire général, il souhaita se joindre aux convives dans une synthèse nouvelle. La table s’élargit alors à tous les ambassadeurs et ainsi naquit la plus exquise incarnation du Conseil et peut-être aussi la plus importante : l’institution des déjeuners hebdomadaires des Collègues présents et du Secrétaire général, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, où toutes les conversations politiques sont possibles, où aucune n’est interdite. On y introduit les problèmes sous la rose, on les y ramène et parfois c’est là qu’on les résout.

J’ai parlé du Conseil Atlantique en remontant les pentes du souvenir, mais sans chemin précis. Je m’aperçois aussi que j’ai à peine entamé le sujet. Assez pourtant pour penser que la parole de Churchill avec laquelle j’ai commencé, « That Council of yours », « ce Conseil qui est le vôtre », s’adressait moins à moi qu’aux partenaires de l’Alliance. Au seuil du vingtième anniversaire de celle-ci, c’est sur la perspective qu’ouvre cette remarque que je m’arrête. On demandait à saint Basile ce que c’était que l’espoir et il répondait : « c’est le rêve d’un homme éveillé ». C’est mon espoir que le Conseil Atlantique soit de plus en plus, pour les pays de l’Alliance, l’instrument commun qu’ils ont créé, l’institution d’avenir qu’ils peuvent développer librement et pour leur plus grand bien, ce Conseil qui est le vôtre.