[ NATO COLLOQUIUM ]

Colloquium
1996


Panel II :

Living
Standards,
Social Welfare
and the
Labour Market

La rforme de la protection sociale dans les pays en transition d'Europe Centrale et Orientale et de la C.E.I.

Bernard Brunhes

Directeur Gnral, Bernard Brunhes Consultants, Paris


La mise en place d'un systme de protection sociale dans les pays "en transition" est un exercice compltement nouveau.

Les pays de l'Europe occidentale ont tous dvelopp depuis la Seconde Guerre Mondiale des systmes complets protgeant financirement leurs citoyens dans les domaines de la sant -assurance maladie et/ou services publics de sant-, de la famille -prestations familiales, prestations de maternit, aide au logement, etc...-, de la vieillesse -rgimes de retraite sous toutes leurs formes- et de chmage -allocations de chmage et aide la recherche d'emploi et la formation. En outre, sous diverses formes, ils ont tous conduit des politiques d'aide sociale ou d'action sociale destines aider les citoyens faire face des situations provisoires ou prennes de handicap, de prcarit ou de grande pauvret. Dans nombre de pays, des dispositifs de revenu minimum ont t institus ; ils permettent une personne ou une famille qui n'atteint pas un plancher de revenu dtermin par la loi, de recevoir une prestation en espces. Ces systmes, qui n'existaient que de faon souvent embryonnaire ou en tous cas trs incomplte jusqu' la Seconde guerre mondiale, se sont mis en place la fin des annes 40 ou au dbut des annes 50 et se sont trs rapidement dvelopps dans les annes 50, 60, 70. Le ralentissement de la croissance, alors mme que les systmes avaient atteint un "rgime de croisire", c'est--dire taient parvenus couvrir l'ensemble de la population, a engag les systmes de protection sociale dans une crise que les diffrents pays ne rsolvent que dans la difficult : les pensions deviennent trop onreuses, victimes d'un double mouvement, l'allongement de la vie et le dveloppement du chmage ; la dpense de sant se dveloppe trs vite sous la double pression de la demande des consommateurs et du progrs technique dans l'offre ; les niveaux levs de chmage cotent cher en indemnisation ; le retour de la pauvret dans les socits occidentales appelle des efforts importants d'aide sociale.

C'est au moment o la protection sociale est en crise en Europe occidentale, qu'une crise d'une autre ampleur apparat dans l'Europe centrale et orientale et dans la C.E.I. C'est bien d'une crise qu'il s'agit : on est loin de la situation d'un pays neuf ou sous-dvelopp, dans lequel on chercherait btir de toutes pices une protection sociale jusque l compltement absente -ou du moins limite la mise en oeuvre des solidarits traditionnelles de la famille, du village ou de la tribu! On est au contraire dans la situation de citoyens qui disposaient de systmes extrmement protecteurs dont ils sont brutalement privs par le changement de rgime conomique et politique. Le citoyen sovitique comme celui d'une "dmocratie populaire" europenne tait certain de toucher une pension de retraite l'ge lgal ou, pour les professions dites privilgies, un ge infrieur. Il pouvait accder des hpitaux et dispensaires gratuits. Il ne risquait pas d'tre en chmage. La collectivit prenait tout en charge. Certes, les pensions de retraite, comme les autres revenus de remplacement, taient trs modestes. Certes, l'offre de soins tait dans la plupart des cas, au moins mdiocre par rapport l'Occident, souvent dramatiquement faible. Mais chaque citoyen tait protg. Tout cela a disparu. La situation conomique de la plupart des pays en transition remet en cause le versement des pensions de retraite : les finances publiques sont exsangues et doivent faire face tant de dpenses que les retraites sont souvent sacrifies. En outre, les liquidits manquent. La lutte contre l'inflation a conduit les Etats, sous la pression du F.M.I., limiter la progression de la masse montaire. L'impt n'entre pas, l'endettement des entreprises s'accrot et les crances ne peuvent tre mobilises. Les fonds de retraite n'arrivent plus faire face, entranant pour les gouvernements une situation politique prilleuse, lorsque l'on sait que les retraits votent massivement tandis que le taux d'abstention lectorale des jeunes est trs lev.

Le chmage se dveloppe dans tous ces pays, de faon plus ou moins apparente. Les niveaux de productivit des entreprises sont tels par rapport leurs comptiteurs occidentaux qu'elles sont contraintes de rduire considrablement leurs effectifs ds lors qu'elles veulent survivre sur un march concurrentiel. Dans la plupart des cas, celles des entreprises qui ont encore gard leur statut d'entreprise d'tat ont conserv leur personnel, quitte ne pas le payer : dfaut de salaire, ou avec des rmunrations trs faibles, les travailleurs ont conserv un lien social, un statut, une protection minimum. Mais ds que l'entreprise est privatise, elle rejette sur le march du travail une partie de son personnel. La mise en place de dispositifs d'indemnisation de chmage est la fois complexe et coteuse. Et nombre de gouvernements ont la tentation de ne pas prcipiter l'institutionnalisation de tels dispositifs, craignant, juste titre, que leur existence fasse sortir de l'ombre des armes de chmeurs.

En ce qui concerne la sant, les difficults sont videmment d'un autre ordre. Les soins taient gratuits dans l'ancien systme, c'est--dire que l'ensemble des hpitaux, des centres de soins et des cliniques tait financ directement sur fonds publics et, pour une part, par les entreprises d'Etat au bnfice de leurs salaris et de leur famille. Les difficults qu'ont rencontres les finances publiques depuis prs de deux dcennies et qui se sont dramatiquement aggraves depuis le dbut de la priode de transition ont conduit les pays de la C.E.I. et une partie des pays de l'Europe centrale et orientale laisser se dtriorer le systme de sant, faute de moyens. Quant aux services sanitaires et sociaux, assurs par les entreprises, la privatisation de ces dernires aboutit en gnral leur suppression pure et simple.

Les rformes conduire aujourd'hui doivent rpondre deux questions la fois.

D'une part, il faut grer l'urgence. Ds que les pensions de retraite ne sont plus payes, un risque social de pauvret et de misre des personnes ges apparat, qui entrane l'vidence un risque politique. L'apparition d'un chmage important, mal jusqu'ici inconnu, appelle d'urgence la mise en place de fonds d'indemnisation. Enfin, il faut faire face sans tarder l'effondrement des systmes de soins. Les choix faire en la matire, dans des budgets trs restreints, sont hautement politiques.

Mais d'autre part, ces mesures d'urgence doivent se situer dans le cadre de rformes structurelles de grande ampleur : il faut prparer les structures dfinitives. Or, dans ce domaine, il n'y a pas de modle. Certains experts trangers ou certaines organisations souhaitent importer dans les pays en transition les modles occidentaux qu'ils connaissent. Or, ceux-ci sont multiples : il n'y a pas un seul modle. Et ils ne sauraient s'appliquer la situation nouvelle et indite de ces pays. Certains principes peuvent tre considrs comme assez universels pour pouvoir s'appliquer tels quels : le principe contributif (le bnfice d'une prestation est directement li au paiement de cotisations), le principe de solidarit (il ne s'agit pas d'une assurance individuelle, les uns et les autres paient des cotisations et reoivent des prestations qui dpendent de leur situation, de leurs revenus, etc... : il y a une redistribution). Les diffrentes combinaisons possibles de l'assurance et de la solidarit se trouvent dans le systme allemand (Bismarck), britannique (Beveridge), franais (De Gaulle, Laroque), chilien, etc...

Le troisime objectif de rformes entreprendre est celui de la stabilit politique : acceptabilit sociale des rformes, calendrier correspondant le mieux possible aux attentes de la population, systmes de financement socialement quitables et conomiquement acceptables.



En ce qui concerne les retraites, l'ensemble des pays en transition s'orientent aujourd'hui vers un systme trois niveaux :

  • Un niveau de base, pour tous les retraits -ventuellement non contributif- permettant d'assurer tous une pension minimum. C'est la partie la plus urgente, le systme qu'il faut mettre en place sans tarder.

  • Un second niveau, avec des retraites calcules en fonction des cotisations sociales verses par les salaris et par leurs employeurs ; il s'agit d'un systme d'assurance, dont la mise en place est aujourd'hui difficile, parce qu'elle ncessite que l'Administration assure le recouvrement des cotisations, que cela soit contrl pour viter la fraude et qu'il existe un fichier des cotisants et des retraits. Ces structures doivent tre mises en place dans des conditions souvent trs dlicates.

  • Un troisime niveau, non obligatoire, constitu par des fonds de pension, soit grs par des socits prives d'assurances, soit -ce qui correspond mieux aux besoins et aux traditions des pays en transition- grs par des mutuelles.

Le premier niveau (la pension minimum), le second niveau (l'assurance collective obligatoire) et le troisime niveau (le fonds de pension, priv ou mutualiste) peuvent tre combins de diffrentes faons. On ne construit pas une maison en commenant par le toit, mais par les fondations. L'urgent, c'est le premier niveau. Le troisime devra tre mis en place lorsque l'conomie pourra dgager de l'pargne et il permettra de la collecter. Ces mises en place impliquent tudes, statistiques, calculs actuariels et prvisions, qui ne sont pas tous aujourd'hui disponibles.

On notera par ailleurs le problme spcifique que posent les privilges attachs certaines professions ou certaines catgories de retraits, privilges qu'il sera ncessaire de faire disparatre progressivement (les agents des chemin de fer, les mineurs, les anciens combattants de la Seconde guerre mondiale, etc...)


Pour ce qui est du chmage, il faut savoir que celui-ci est encore largement masqu. Dans certains pays, les taux officiels sont de l'ordre de 5 10 %, voire moins, alors que la ralit est plutt de 20 30 %. Cela vient de deux phnomnes. D'une part, la majorit des entreprises d'Etat continuent tre diriges suivant les anciennes mthodes et conservent du personnel en surnombre : c'est lors de la privatisation, dans les secteurs concurrentiels, que leurs effectifs sont rduits. D'autre part, beaucoup d'employeurs acceptent de conserver sur leurs listes des travailleurs qui ne peroivent plus de salaires et n'ont plus de tches remplir, mais qui continuent bnficier des avantages sociaux attachs leur statut.

Lorsque l'on met en place un systme d'indemnisation du chmage, les salaris souhaitent videmment quitter leur statut de salari sans salaire pour celui de chmeur officiel : l'indemnisation cre le chmage ! Et pendant ce temps, les employeurs cherchent viter le paiement des cotisations destines financer le fonds d'indemnisation du chmage : la fraude fiscale fait disparatre les contribuables ! On voit l'ampleur des difficults qu'entrane la cration d'un fonds de chmage financ par les entreprises.

La restructuration des entreprises, leur passage une productivit permettant d'accder la concurrence internationale, sont crateurs de chmage. Un passage trop rapide peut dstabiliser profondment l'quilibre social. Le rythme des restructurations est un des grands enjeux des conomies en transition.


En ce qui concerne la sant et les services sociaux, la question actuelle est beaucoup plus celle de l'organisation de l'offre que celle de ses procdures de financement.

Dans la plupart des pays, l'offre s'est effondre, c'est--dire que, faute d'argent, les hpitaux n'ont pas les quipements, les mdicaments ou les personnels qualifis ncessaires. Aux pays en transition, il faut d'abord un effort vigoureux de coopration internationale dans ce domaine.

Les entreprises, on l'a dit, se dsengagent du rle de dispensatrices de soins et d'action sociale qu'elles avaient traditionnellement l'gard de leurs salaris. Les collectivits locales sont astreintes prendre le relais. Mais elles n'ont pas les capacits financires ncessaires.

Les mdecins de qualit sont tents de quitter le secteur public pour s'installer leur compte, en demandant des honoraires levs qu'aucune assurance ne rembourse.

En dfinitive, la question qui se pose aux pays en transition est moins celle de la mise en oeuvre d'un systme d'assurance que celle de la reconstruction d'une filire complte d'offre de soins : mdecins, infirmiers, hpitaux, quipements, mdicaments.

On notera par ailleurs la priorit qui devrait tre donne au traitement des accidents du travail et des maladies professionnelles : l'absence d'une protection suffisante des travailleurs en matire de scurit physique et de sant est l'une des faiblesses des rgimes communistes.

Le filet de scurit sociale (social safety net) est, depuis dix ans, l'un des thmes favoris des colloques sur la protection sociale dans les pays en transition et l'un des sujets de prdilection de la Banque Mondiale. Destin assurer un minimum de protection et de revenu aux personnes rejetes par l'conomie de march qui se met en place, il pose nombre de questions.

Comment mettre en place un dispositif qui soit moins un "filet" qu'un "trampoline", c'est--dire qui pousse l'intress rechercher une nouvelle activit ? Comment fixer le revenu minimum pour qu'il ne dcourage pas les travailleurs de prendre des emplois (on a vu dans certains pays des revenus minima publics suprieurs aux salaires minima des entreprises) ? Comment choisir entre un revenu minimum universel et la juxtaposition de prestations couvrant peu prs tous les cas possibles : prestations familiales, indemnits de chmage, pensions de retraite, aide aux handicaps ? Comment connatre la ralit et donc quelles enqutes et quels contrles mettre en place ?


On le voit, la mise en place de systmes de protection sociale est un des grands dfis des pays engags dans la transition vers l'conomie de march. Nous n'avons que deux certitudes : la premire est que la stabilit politique de ces pays dpend de leur capacit grer ce problme, la seconde est qu'ils doivent trouver leurs propres voies et non pas importer des systmes ns en Europe occidentale mais inadapts leurs socits.


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