[ NATO COLLOQUIUM ]

Colloquium
1995

Panel I :

Balance
Sheet of
Economic
Reforms in
Cooperation
Partner
Countries


Etat des réformes économiques à l'Est au milieu des années quatre-vingt-dix: Bilans de la transition

Gérard Wild

Il y a de multiples façons de rendre compte des transformations intervenues en Europe centrale et orientale et dans l'ex-Union soviétique. Trois d'entre elles sont ici présentées, qui éclairent chacune à sa manière le processus de transition vers le marché qui se déroule depuis le début des années quatre-vingt-dix dans l'ex-bloc soviétique.

Gérard Wild est Chef de Département au CEPII (Paris)


Analyses des performances

La première façon -la plus répandue- de faire un bilan de la transition est de dresser un état des lieux en termes d'indicateurs classiques renvoyant aux performances réalisées par les pays depuis qu'ils ont mis en place les politiques dites de stabilisation, premier élément de la stratégie de transition vers le marché. Composées de mesures de libéralisation (des prix, des activités, du commerce, du change) et de rigueur (monétaire, budgétaire, salariale, externe), ces politiques ont débouché sur des chutes de production et des déséquilibres prononcés.

Le bilan ici consiste tout d'abord à préciser, pays par pays, la rapidité, l'intensité et la cohérence de ces politiques de stabilisation et à relever, au fil du temps, l'évolution des indices (globaux et sectoriels) de production ainsi que de ceux qui révèlent les divers déséquilibres (inflation, chômage, déficit budgétaire, solde des opérations courantes). Une des observations qui permet cette présentation est la variété des situations nationales. Elle montre également le lien très clair qu'il y a entre la mise en place de politiques de stabilisation cohérentes d'une part, la reprise de la croissance et la maîtrise des équilibres macro-économiques d'autre part.

Les bilans en termes de performances autorisent ainsi à établir des hiérarchies entre les différents pays et à classer ces derniers par groupes. Si la dimension "libéralisation" est désormais claire dans tous les pays, l'aspect "rigueur" est encore dans beaucoup de cas imparfait. En dehors des pays où règne une situation de guerre, cette difficulté à assurer la régulation macro-économique de l'économie vient pour une bonne part de la fragilité des situations politiques. Celles-ci, elles-mêmes, renvoient aux craintes que fait naître l'impact social de la première étape de la transition (baisse des revenus, montée de l'inégalité et de l'insécurité). Ces craintes au demeurant sont fondées : en témoigne le vote des électeurs en faveur des partis "ex-communistes" dans les pays où les politiques de stabilisation ont donné leurs premiers résultats C'est sur cette incertitude concernant les attitudes sociales que se concentre la part prospective de ces bilans. Les risques sociaux en effet sont de nature à freiner la tenue des objectifs de rigueur, pourtant indispensables, ou à les fragiliser là où ils existent. Par ailleurs, les conditions de fonctionnement des institutions du marché sont encore imparfaites. D'où une grande prudence concernant l'avenir, même à court terme, et une grande sensibilité des analyses aux climats sociaux et politiques dans les pays en transition. Cette même incertitude conduit le plus souvent à souligner le rôle décisif joué par l'assistance occidentale publique (financière, technique, commerciale) au cours des premières années et l'importance qu'elle aura encore au cours des années à venir, avant que le secteur privé occidental confirme le frémissement dans l'intérêt qu'il porte aux nouveaux marchés.


Réformes structurelles

L'analyse des performances est évidemment indissociable de celle de la transformation en profondeur des règles du jeu et des structures d'organisation de la vie économique. Politiques de stabilisation et réformes structurelles s'appuient en effet les unes sur les autres pour créer une sorte de synergie dont l'issue est la banalisation des trajectoires et des fonctionnements. L'une de ces réformes structurelles -la privatisation- fait l'objet d'une attention toute particulière. Mais d'autres sont également sous le regard, tant leur signification dans l'évaluation prospective est grande.

Règlements et lois

Une des productions les plus vivaces au cours des premières années de la transition est celles de textes réglementant les nouveaux contours de l'activité des agents économiques internes et externes. De ce point de vue, tous les pays ou presque disposent aujourd'hui d'un nouvel arsenal de textes relatifs au droit des affaires, à la vie des entreprises, à la fiscalité, au fonctionnement du système bancaire, aux relations économiques extérieures, à la participation des entreprises étrangères au développement des marchés.

Un des aspects intéressants de la prolifération -nécessaire- de cet ensemble de textes est qu'ils permettent à chacun de ces pays de trouver sa voie propre parmi les multiples possibilités d'organisation de la vie économique. Un autre aspect essentiel de cette dimension de la transition est que l'application de ces textes bute sur l'inégale préparation des agents. Ce phénomène révèle ainsi une des difficultés essentielles de la transition : l'intériorisation par les sociétés des règles du jeu du marché .

Privatisation

C'est sur la transformation du système de propriété qu'une grande partie de l'attention des acteurs et des observateurs est portée. On note partout le développement de la petite propriété, par la création de petites entreprises autorisées dans le cadre de la libération des activités ainsi que par la "petite privatisation", réalisée aujourd'hui dans de fortes proportions dans la plupart des pays en transition. On observe également l'extension de la propriété privée au travers de procédures classiques de privatisation du secteur public : rachat des entreprises par les salariés, ventes directes aux nationaux et, dans de nombreux cas, aux étrangers.

C'est l'ensemble des obstacles à la privatisation des économies (juridiques, économiques, sociaux, politiques) qui en ralentissait la progression et a engendré des formules originales de distribution gratuite de la propriété publique dans le cadre de programmes de "privatisation de masse". Formellement donc, une partie non négligeable des Produits Nationaux (plus de la moitié souvent) relève du secteur privé. Pour autant cette nouvelle structure de la propriété est souvent considérée comme "nominale", tant les difficultés de la restructuration en profondeur des entreprises restent pesantes, tant la capacité à engager des stratégies de reconversion est encore limitée.


Intermédiation

D'autres réformes "structurelles" sont en cours, avec là aussi un inégal succès selon les pays. Parmi elles, celle du système financier et bancaire apparaît comme cruciale et délicate. Sans doute quasiment partout un système bancaire à deux niveaux a-t-il été instauré. Sans doute également assiste-t-on à la montée du secteur privé et à la mise en place d'institutions et de mécanismes caractéristiques des économies de marché.

Mais la capacité de ces systèmes d'intermédiation financière à assurer l'ajustement souple d'une épargne rare et d'un investissement peu actif (à de rares occasions près) fait problème. La fragilité du système bancaire, chargé d'un lourd héritage (ancien et récent) d'impayés, encore largement attaché à des entreprises publiques au destin incertain et insuffisamment doté de compétences, est aux yeux de nombre d'observateurs un des aspects les plus lourds à gérer pour l'avenir de la transition.

Ce que nous apprend la transition sur la transition

De cet ensemble d'observations sur les performances et l'avancée des réformes structurelles ressort, petit à petit, une meilleure compréhension de ce que sont les logiques de la transition. Sans doute serait-il par trop ambitieux d'élaborer encore une véritable théorie de ce phénomène historique nouveau. Du moins est-on en mesure de proposer, à titre d'intrants primaires de la réflexion, quelques pistes plus affirmées que celles que l'intuition avait suggéré au départ de la transition.

La destruction créatrice

L'idée que la transition vers le marché visait à mettre en place dans les pays de l'Est des structures de production correspondant mieux que par le passé à la demande sociale réelle et susceptibles de fonctionner sous contrainte de productivité et de compétitivité n'est certes pas neuve. Telle qu'elle se déroule, la transformation en cours dans l'ex-Union soviétique et en Europe centrale et orientale montre qu'en effet c'est à un vaste processus de réaffectation des facteurs de production vers les lieux de demande et de compétitivité désormais révélés par le cadre général des politiques de stabilisation qu'on assiste.

De ce point de vue cependant, on voit bien que le phénomène n'est pas, au total, aussi clair qu'on l'envisageait. A cela, il est des raisons qui tiennent au fait qu'une partie des destructions de capacités tient à des ruptures (celle du Comecon, celle de l'URSS) qui débouchent sur des restructurations radicales dont il n'est pas sûr encore qu'elles soient justifiées du point de vue de la rationalité économique et donc durables.

De la même façon, l'absence de stabilisation macro-économique dans beaucoup de pays rend encore peu assurée l'identification précise des parties du tissus économique à rénover. D'où la pertinence et l'importance du débat sur la protection des entreprises notamment du secteur industriel et, plus largement, sur la mise en place de politiques structurelles nationales.


La fonction de transition

Une autre intuition se trouve confirmée par ce bilan des premières années de la transition : l'inégale préparation des pays à l'absorption des chocs que le processus implique. A cet égard, les évolutions observées permettent de comprendre que le poids de l'héritage du point de vue des structures productives, des mécanismes de décision et des comportements a joué un rôle décisif dans la différenciation spatiale et temporelle des processus de transformation. Elles ont permis de saisir ainsi que la fonction de transition n'était pas dépendante que des facteurs "marché" et "héritage socialiste" mais aussi qu'elle devait prendre en compte un facteur "histoire", tant il est vrai que chaque pays se voyait confronté à la nécessité de se forger, sur ce chemin, sa propre identité.

Dans le champ de la transformation économique, ce facteur joue un rôle non négligeable. On en voudra pour preuve l'importance prise par la réflexion sur l'histoire économique d'avant la période socialiste, sur les législations alors en vigueur, etc... Sans vouloir, comme parfois c'est le cas, verser dans le déterminisme historique, on soulignera combien la transition se révèle par là, nécessairement spécifique pour chaque pays.

Le changement dans l'allocation de ressources

La transition est un changement visant à réaliser une allocation des ressources plus efficiente socialement et économiquement. Ce bouleversement systémique nécessite que soient réalisées trois transformations centrales. Il y a d'une part les techniques de l'allocation de ressources (monnaie, prix, ...). Il y a d'autre part la répartition du pouvoir d'allocation de ressources entre les agents (privatisation, intermédiation, décentralisation). Il y a enfin l'adoption d'un nouveau regard de la société sur les règles et les implications de la nouvelle modalité d'allocation de ressources. Dans tous les pays, cette triple modification (technique, institutionnelle, culturelle) est amorcée.

Mais le problème essentiel est que le délai de maturation et de stabilisation de chacune d'entre elles est variable dans le temps, relativement bref pour la première, plus long pour la seconde et surtout la troisième. De ce décalage dans les temps de maturation naissent les troubles, les incertitudes et le retard dans la mise en évidence de l'efficacité du changement, et donc les risques de sa remise en cause ou de sa dérive. Pour l'heure, il ne semble pas que ces risques puissent aller jusqu'à revenir vers l'arrière. Mais les dérapages nés de la déception, eux, ne sont pas exclus. Le maintien de l'assistance occidentale est, de ce point de vue, plus que jamais nécessaire.



De ce "bilan des bilans", il faut sans doute retenir l'ampleur du chemin parcouru par les pays en transition tout autant que les difficultés qu'ils ont rencontrées. Sur ce point, et quelle que soit la manière dont on regarde cette transition, on retiendra une conclusion qui semble ne faire aucun doute : la rupture avec l'ancien système d'allocation de ressources est consommée. Sans doute l'héritage pèse-t-il encore d'un poids élevé. Mais dans ce voyage de Colomb -dont on ignorait à son départ la durée et l'aboutissement- le point de non retour est atteint.

Que cette traversée puisse réserver encore des surprises ne fait non plus aucun doute. Certaines d'entre elles risquent même de créer de graves déséquilibres nationaux, régionaux, internationaux. Aucune prospective alarmiste ne doit être rejetée. Il reste que l'ancien bloc soviétique est d'ores et déjà inscrit sur une trajectoire de "banalisation" internationale. Ceci signifie qu'à l'intérieur d'une grille de lecture générale -la transition- utilisable encore longtemps pour l'évaluation, chaque composante de l'ensemble devient un élément dont l'approche doit de plus en plus être fondée sur les atouts et les handicaps spécifiques.


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