"Une Europe commune - Partenaires dans la stabilité"

Discours du Secrétaire général de l'OTAN, Manfred Wörner <br />prononcé devant des Membres du Soviet Supreme de l'URSS

  • 16 Jul. 1990
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  • Mis à jour le: 04 Nov. 2008 22:00

Pour moi, être accueilli à Moscou est non seulement un grand honneur, mais un plaisir rare, dont j'espère d'ailleurs qu'il se fera beaucoup moins rare dorénavant. C'est donc mon deuxième séjour dans votre grand pays, qui a tant contribué à façonner la culture européenne, et, de fait, la culture universelle. Je pense aux écrivains Pouchkine, Tolstoï, et aussi Dostoïevski, mon auteur préféré; je pense aux compositeurs Tchaïkovski, Prokofiev et Chostakovitch; je pense, enfin, aux savants Lomonossov et Sakharov. Et je ne cite là que ceux dont les noms me viennent immédiatement à l'esprit.

Pendant la seconde guerre mondiale, le peuple soviétique a enduré d'immenses souffrances, et son sacrifice lui a valu notre respect et notre compassion.

La première fois que je suis venu dans votre pays, en 1960, j'avais vingt-cinq ans et j'étais étudiant. La guerre froide sévissait toujours. L'Europe était divisée. Entre l'OTAN et le Pacte de Varsovie, c'était la confrontation. Une part bien trop grande de nos ressources était engloutie par les budgets militaires. Dans quel but ? Où cela nous a-t-il conduits, si ce n'est à une con-frontation plus stérile encore, qui ne profitait à personne ? Bref, nous assistions au gaspillage de l'énergie, de l'imagination, des efforts, de l'argent qu'il aurait été préférable de consacrer à l'édification de ces sociétés démocratiques, industrialisées et prospères dont nous savons qu'elles sont intrinsèquement pacifiques, et qu'elles constituent ainsi notre meilleure garantie d'une stabilité et d'une sécurité durables.

Et me voici de retour, trente ans plus tard, cette fois en qualité de Secrétaire général de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord. C'est une visite qui, par elle-même, reflète les changements spectaculaires survenus au cours des douze mois écoulés. La guerre froide appartient désormais au passé. Une Europe nouvelle prend forme, une Europe cimentée par l'aspiration, débarrassée de toutes entraves, à la liberté, à la démocratie et à la prospérité. Bien évidemment, on ne peut dissiper du jour au lendemain des craintes et des soupçons dont l'origine remonte aussi loin dans le temps, mais il est possible de les surmonter. Jamais l'Europe n'a eu une occasion aussi réelle de dépasser le cycle de la guerre et de la paix qui a tant empoisonné son histoire.

L'Alliance atlantique compte saisir cette occasion qu'elle a appelée de ses voeux, et dont elle se félicite. Et, il faut le reconnaître, elle a joué un grand rôle dans l'apparition de la situation actuelle. Il n'empêche que nous sommes grandement redevables à la direction soviétique de l'avènement de l'ère prometteuse qui s'ouvre maintenant. Le président Mikhaïl Gorbatchev est le chantre de la "nouvelle pensée" qui a pris son envol dans votre pays. Il a compris qu'il était impératif de changer non seulement les fondements de votre société, mais aussi la structure générale des relations entre l'Est et l'Ouest.

Je suis venu à Moscou avec un message très simple : nous vous offrons notre amitié. J'ai aussi une proposition très directe à vous faire : coopérer. L'époque de la confrontation est révolue. Oublions l'hostilité et ia méfiance du passé. Nous voyons dans votre pays, et dans tous les autres Etats membres de l'Organisation du Traité de Varsovie, non plus des adversaires, mais bien des partenaires, engagés avec nous dans une entreprise commune : la construction de ce que vous appelez la maison commune européenne, bâtie sur les principes de la démocratie, des libertés fondamentales et de la coopération.

Nous pouvons laisser derrière nous la confrontation et avancer sur la voie d'une Europe entière et libre; il s'agit pour cela :

  • de construire de nouvelles structures, une nouvelle architecture qui englobe chacun d'entre nous;
  • de négocier sur la maîtrise des armements, pour réduire au maximum nos arsenaux et pour renforcer la stabilité et la confiance mutuelle;
  • de coopérer dans tous les domaines : politique, économie, sciences, culture.

Nous devons tirer les conséquences des mutations que nous observons. Comme par le passé, notre Alliance continuera à le faire. Au Sommet de Londres, dix jours plus tôt, nous avons décidé de faire subir à celle-ci le remaniement le plus radical qu'elle ait connu depuis sa naissance, il y a quarante et un ans de cela. Nous ne voyons aucun intérêt dans un système nourri par la confrontation. L'OTAN sera désormais le pilier d'un ordre de coopération européen nouveau et pacifique, à l'intérieur duquel la puissance
militaire occupera une place moins importante dans les relations internationales : elle perdra sa prééminence, ne menacera personne et assumera une fonction de protection et de prévention des conflits.

Mais, nous demanderez-vous, en quoi l'OTAN a-t-elle changé ? Quelles mesures concrètes avons-nous prises ?

  • nous réduisons nos budgets de la défense, ainsi que nos forces elles-mêmes;
  • nous réexaminons nos structures de forces et modifions notre stratégie militaire;
  • nous abaissons le niveau de préparation de nos unités d'activé en réduisant les normes d'entraînement et le nombre des exercices;
  • nous restreignons le rôle attribué aux forces nucléaires en Europe; nous avons proposé à l'Union soviétique l'élimination de toutes les ogives d'artillerie nucléaire présentes sur ce continent;
  • nous avons proposé d'engager des négociations sur les forces nucléaires à courte portée en Europe une fois signé un traité sur les FCE;
  • et, également après la conclusion d'un accord sur les FCE, nous avons proposé d'entamer immédiatement des négociations qui, mettant à profit cet accord, devraient déboucher notamment sur des mesures de limitation des effectifs en Europe.

Ces changements seront introduits tandis que les forces soviétiques seront rapatriées et que l'accord sur la maîtrise des armements conventionnels sera mis en oeuvre. En outre, l'Alliance souhaite éliminer la tension non seulement par la réduction des armements, mais aussi par l'accroissement de la confiance et de la transparence. C'est pourquoi nous nous employons à obtenir la conclusion d'un accord sur le "Ciel ouvert"; nous proposons l'ouverture de pourparlers sur la stratégie et la doctrine militaires. Par-dessus tout, nous recherchons la consultation et le dialogue avec vous sur notre sécurité.

Notre sécurité doit, de plus en plus, être placée sous le signe de la coopération, dès lors qu'aucun pays ne peut assurer sa sécurité à lui seul ou en s'isolant de ses voisins. L'OTAN maintiendra une défense sûre, tout comme l'Union soviétique. Nous vivons, et continuerons de vivre, dans un monde incertain, marqué par tant de risques et tant d'instabilités. Et cette sécurité exigera que nous conservions une combinaison de forces nucléaires et de forces conventionnelles en Europe, comme le fera également l'Union soviétique. Cependant, notre objectif est clair : nous voulons réduire le niveau des forces militaires en Europe à un minimum. Nous voulons rechercher avec vous un concept commun de prévention de la guerre à des niveaux de forces minimums. Notre but est de parvenir à des dispositifs militaires qui apportent un maximum d'assurances. L'histoire des membres de l'Alliance eux-mêmes montre que c'est possible.

Notre but est une Europe dans laquelle l'agression militaire ou la menace d'agression militaire deviennent matériellement impossibles et politiquement dénuées de sens. Au Sommet de l'OTAN, nous avons pris des initiatives audacieuses en vue de mettre en place les structures d'une Europe connaissant une telle sécurité.

Premièrement, nous entendons développer le dialogue avec vous et avec les autres membres de l'Organisation du Traité de Varsovie. Nous avons invité le Président Gorbatchev à venir à Bruxelles prendre la parole devant le Conseil de l'Atlantique Nord. Nous avons proposé l'établissement de contacts diplomatiques avec l'OTAN. Nous avons proposé que les Etats membres de l'OTAN et de l'Organisation du Traité de Varsovie adoptent une déclaration commune sur la non-agression.

Deuxièmement, nous poursuivons le processus de maîtrise des armements avec vigueur et détermination. Un accord de maîtrise des armements conventionnels est la condition essentielle de la disparition du syndrome de confrontation entre nous. Il est indispensable comme première étape de la construction d'une Europe entière et libre; aussi, j'appelle l'Union soviétique à nous aider à conclure maintenant ce traité. Il jettera les bases de la coopération et de la confiance mutuelle qui nous permettront de créer en Europe un état de paix durable. Il rendra possible tout ce que nous prévoyons comme pouvant être accompli au cours de cette décennie.

Le processus de maîtrise des armements conventionnels, s'ajoutant à des conversations sur les forces nucléaires à courte portée et à un accord sur des mesures de confiance supplémentaires, donnera à tous les Européens, y compris à l'Union soviétique, la garantie que le changement en Europe ne portera pas atteinte à leurs intérêts légitimes en matière de sécurité. La sécurité de l'Union soviétique sera renforcée tout autant que la sécurité des Alliés.

Troisièmement, le Sommet de Londres a indiqué comment on pourrait, selon nous, exploiter le processus de la CSCE pour parvenir à un resserrement des liens à l'échelle de l'Europe entière dans le cadre de structures de coopération nouvelles ou élargies. Pour porter ses fruits, la CSCE doit permettre par-dessus tout de protéger la démocratie et la liberté dans l'ensemble de l'Europe, et s'attaquer aux problèmes que pose le passage à des économies de marché efficaces. Ainsi, l'OTAN a proposé une série d'initiatives de nature à renforcer les actuels principes d'Helsinki et à établir de nouvelles formes de coopération; ces initiatives concernent notamment le droit à des élections libres et loyales, l'engagement de maintenir la primauté du droit, et les directives relatives à la coopération dans les domaines de l'économie et de l'environnement.

Afin de permettre à la CSCE d'accomplir ces tâches, et aussi de développer et de structurer davantage un dialogue politique plus large, l'OTAN a proposé
de nouvelles formes institutionnelles pour la CSCE, et tout particulièrement un programme de consultations régulières de haut niveau entre les Etats membres, des conférences-bilans de la CSCE tous les deux ans, un secrétariat léger pour la CSCE, un centre CSCE pour la prévention des conflits, et une assemblée parlementaire de l'Europe. Notre objectif est d'arriver à une CSCE qui permette à tous les pays d'Europe centrale et orientale de jouer un rôle plein et entier en édifiant avec nous l'ordre européen de demain.

Une chose est claire : nous entendons conduire le changement en Europe de façon qu'il n'y ait pas de perdants, et que tous gagnent. Cela vaut aussi pour l'unité allemande. L'appartenance de l'Allemagne à l'Alliance accroîtra la stabilité pour tous. Elle est autant de l'intérêt des Allemands que de celui de leurs voisins de l'Est et de l'Ouest, y compris l'Union soviétique. Dans votre pays, nombreux sont ceux qui demandent si l'OTAN ne retire pas de cette évolution un avantage unilatéral. Nous prenons de telles questions très au sérieux. C'est pourquoi nous nous efforçons, non seulement de comprendre vos intérêts en matière de sécurité, mais aussi de les respecter, et de vous garantir de façon tangible que l'unification de l'Allemagne ne va pas modifier l'équilibre des forces en Europe. En fait, cette unification va réellement permettre de surmonter la division de l'Europe, et ouvrir la voie au partenariat.

En bref, l'OTAN voit son rôle futur comme consistant à mettre en place, dans toute l'Europe, de nouvelles structures de coopération qui rendront impossible à tout jamais le retour à une situation telle que la Guerre froide. Nous voulons travailler avec vous à la gestion des deux tâches cruciales qui s'imposent à l'Europe d'aujourd'hui :

  • promouvoir un changement constructif;
  • assurer la stabilité pour que ce changement puisse avoir lieu dans des conditions optimales avec un moindre risque de retours en arrière et de revirements.

Néanmoins, certains, dans votre pays, pourraient encore nous demander: "qu'avons-nous à gagner à ce bouleversement historique qui est en train de changer la face du monde ?" La réponse est que l'Union soviétique y gagne des partenaires qui l'aideront dans sa grande oeuvre nationale de réforme et de renouveau. Des partenaires qui coopéreront pour faire en sorte que l'Union soviétique soit un élément actif et constructif de l'Europe dynamique des économies industrielles avancées et de l'interdépendance technologique du 21ème siècle. La vraie sécurité, comme la prospérité, passe par la stabilité, la prospérité et la croissance que seuls la liberté, l'interdépendance et le partenariat peuvent apporter. Au-delà de la confrontation, nous pouvons nous attaquer aux immenses défis du monde d'aujourd'hui et de demain : la dégradation de l'environnement, la drogue, le terrorisme, la faim, les problèmes démographiques, la prolifération de technologies militaires à énorme pouvoir de destruction dans le Tiers monde. Ensemble, nous pouvons faire beaucoup.

Notre génération a de la chance. L'Histoire nous offre une occasion unique, qui pourrait ne pas se représenter. Une occasion de créer un monde nouveau, un monde de coopération, où aucun de nous ne se sente menacé. Nous ne pouvons pas nous permettre de la laisser passer. L'Alliance que j'ai l'honneur de représenter cherche des partenaires dans l'édification d'une Europe nouvelle et d'un ordre mondial fait de plus de justice et d'égalité. Votre pays a beaucoup à offrir. Son importance est même vitale pour tout ce processus de changement historique. Regardons vers un avenir commun, et employons-nous à le bâtir, avec confiance et imagination. Et veillons à ce que nos enfants aient encore plus de chance que nous.