Edition Web
Vol. 38- No. 2
Avril 1990
p. 23 - 28
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Changements
sociaux dans le Grand Nord de l'OTAN
Peter Jull
Directeur de recherches à l'A ustralian Na tional Univer-sity,
Peter Jull travaille à Dar-win où il consacre ses travaux
et ses publications aux territoires Nord. Il était antérieurement
conseiller du gouvernement canadien (Bureau du conseil privé) pour
les questions rela tives a ux territoires Nord et aux aborigènes.
Il est l'auteur de nombreux articles et études.
La rapide succession d'événements en Europe centrale et
de l'Est explique largement l'importance de l'attention accordée
à cette région du monde, mais depuis quelques années,
les régions arctiques et subarctiques revêtent elles aussi,
bien que de manière moins spectaculaire, une importance qui ne
cesse de croître aux plans international et stratégique.
Cette évolution coïncide avec une vague de changements circumpolaires
liés au rôle croissant des minorités locales de ces
territoires en matière de politique et de développement.
Au Groenland et aux îles Féroé, deux peuples de langue
et de culture distinctes dépendent du Danemark. Les Danois ont
suscité une grande admiration à l'étranger pour avoir
encouragé les Inuit (Esquimaux) du Groenland à avoir leur
propre gouvernement et à gérer une économie moderne.
En Norvège, les Sami ou Lapons, sont au centre des travaux de deux
commissions d'étude nationales. La première s'intéresse
à leurs droits légaux et à leur représentation
politique; la seconde à leur langue, leur culture et leur éducation.
Ces deux commissions ont publié des propositions importantes visant
à accorder plus d'autonomie aux Sami au sein de la Norvège.
Un parlement sami directement lié au parlement national, le Storting,
vient d'être créé.
Les habitants d'ascendance Scandinave d'Islande, des Féroé
et des Shetland luttent pour la préservation de leurs économies
traditionnelles liées à la mer, en employant les moyens
scientifiques et technologiques les plus modernes. Ils recherchent également
d'autres activités compatibles avec leur intransigeance vis-à-vis
de l'équilibre social et de l'environnement. Compte tenu de leur
héritage européen, il est sans doute plus aisé de
prévoir leur évolution que celle des aborigènes des
autres territoires septentrionaux. Mais la dynamique du processus demeure
très semblable.
Le Canada connaît une situation bien différente, puisqu'il
négocie des accords politiques avec une douzaine de peuplades indiennes
et inuit qui réclament la reconnaissance de leurs droits territoriaux,
des fonds de développement et des mesures de préférence
économique, des garanties sociales et culturelles, des mesures
rigoureuses de protection de l'environnement et une plus grande autonomie
locale. Certains de ces projets sont d'une ampleur considérable.
Les Inuit de la partie orientale des territoires du Nord-Ouest négocient
depuis des années avec Ottawa la création d'un nouveau territoire,
le Nunavut, qui-couvrirait une superficie environ cinq fois supérieure
à celle de la Norvège.
Aux Etats-Unis, un accord de 1971 sur les revendications territoriales
octroie aux Inuit, aux Indiens et aux Aleut d'Alaska des fonds et de nouvelles
structures pour assurer le développement de leurs terres. Ces populations
cherchent à présent à renforcer leurs institutions
politiques et économiques pour influencer davantage encore l'avenir
de l'Alaska.
Ces changements dans la manière dont des Etats en place traitent
les problèmes liés à leurs territoires septentrionaux
mettent à l'épreuve leur souplesse institutionnelle et leur
ingéniosité politique. Toutefois, après une période
de confusion et de réticence, les pays concernés semblent
être arrivés à la conclusion que reconnaître
davantage les intérêts des régions septentrionales
et leur accorder une plus grande autonomie régionale ou culturelle
sert, en fin de compte, leurs propres intérêts nationaux.
Des siècles de stabilité
Le Grand Nord était jadis considéré comme trop peu
peuplé pour mériter des institutions publiques élaborées.
Il était en outre perçu comme une région sous-développée,
attendant de bénéficier des avantages d'une économie
sophistiquée. Nombre de ses habitants mettent toutefois en question
ces assertions. Ils considèrent que leurs territoires fournissent
aux gouvernements nationaux des avantages sans commune mesure avec l'importance
des populations locales et que leurs modes de vie traditionnels ont apporté
des siècles de stabilité, contrairement au développement
sauvage des régions désertiques.
Dans chaque région septentrionale, ce sont généralement
les particularités locales qui retiennent toute l'attention politique.
Mais tant les habitants que les réprésentants officiels
de ces régions réalisent de plus en plus que l'ensemble
du Grand Nord partage souvent les mêmes problèmes. C'est
ainsi, par exemple, que de graves préoccupations quant à
la préservation de l'environnement naturel et à sa capacité
productive surgissent fréquemment lorsque l'on propose de nouveaux
projets de développement. L'étude de ces préoccupations
peut engendrer des débats fondamentaux relatifs aux styles de développement
et aux avantages qui leur sont associés, ainsi que des questions
sur les droits de propriété et la juridiction des ressources
du Grand Nord. Aux Etats-Unis, les mouvements de revendications territoriales
ont entraîné la renégociation des droits nationaux
et locaux concernant la terre et ses ressources, ce qui a permis de clarifier
les règles du jeu.
L'interaction entre les communautés locales d'une part et les
intérêts externes du développement générés
par l'industrie ou des gouvernements nationaux d'autre part peut exacerber
le sentiment de cohésion culturelle et sociale parmi les habitants
du Grand Nord. Elle peut également provoquer des désaccords
entre les cultures septentrionales indigènes et des arrivants plus
récents, même si ceux-ci sont installés depuis longtemps
dans ces régions. (Trop souvent ce sujet est poliment ignoré,
mais il ne disparaîtra pas pour autant. Les universités norvégiennes,
par exemple, lui accordent beaucoup d'attention.)
En fait, la question de l'afflux de population, lié aux travailleurs
de passage notamment, préoccupe toujours fortement les populations
du Grand Nord. Leur crainte de voir leurs communautés locales envahies
par des intrus et d'assister à la dilution de leurs cultures a
conduit à la promulgation de nombreuses réglementations
qui limitent l'accès des nouveaux venus. Cette insécurité
explique la plupart des propositions les plus extrémistes en faveur
de l'autonomie locale qui refont surface régulièrement.
Il ne faudrait en outre pas oublier que l'existence de communautés
stables dans le Grand Nord est antérieure à la formation
des Etats dont ces gens sont aujourd'hui les citoyens. Ils éprouvent
une grande fierté culturelle.
Dans leur recherche de soutien et d'acquisition de savoir-faire, les populations
du Grand Nord commencent à se tourner vers l'étranger. Le
Conseil nordique constitue un forum important pour les gouvernements autonomes,
mais les populations qui ne disposent pas d'un statut gouvernemental ont
recours à la Conférence circumpolaire inuit, au Conseil
sami nordique, au Conseil mondial des populations indigènes et
à l'Internationale pour la survie des indigènes. Ces agences
travaillent en outre de manière croissante en collaboration. Leurs
principaux objectifs internationaux résident dans l'obtention d'une
déclaration des Nations Unies sur les populations aborigènes
(domaine pour lequel ils bénéficient du soutien actif de
plusieurs pays de l'OTAN), la prévention d'interdictions internationales
sur l'exploitation de la vie sauvage indigène et la protection
de l'environnement du Grand Nord.
La plupart de leurs centres d'intérêt sont cependant locaux.
La Conférence circumpolaire inuit (CCI) s'appuie sur un réseau
mouvant de contacts pour la promotion d'associations commerciales, d'opportunités
d'études, de recherches comparatives et de changements à
apporter aux réglementations et politiques gouvernementales dans
le but de faire progresser les intérêts inuit. Deux exigences
prioritaires de la CCI concernent la limitation du trafic et du forage
océaniques afin de protéger les espèces marines et
une diminution de la présence militaire, particulièrement
nucléaire, dans l'Arctique.
La charte de la CCI exprime clairement ses objectifs: promouvoir au maximum
l'implication des Inuit dans toutes les décisions affectant leur
ancienne patrie, protéger l'environnement arctique pour les futures
générations et renforcer la société et la
culture inuit. La CCI estime que, à l'instar de ce qui se passe
au Groenland ou dans la région des contreforts septentrionaux de
l'Alaska, l'autonomie pour les populations inuit locales constitue la
meilleure manière de parvenir à ces fins.
Une dimension nouvelle à la culture politique
Au Canada, la CCI fait valoir que l'internationalisme inuit bénéficie
à tous les Canadiens dont les activités en matière
de relations circumpolaires se sont développées lentement.
Ce point de vue a été adopté en 1986 par un Comité
conjoint spécial du parlement faisant rapport sur les relations
internationales et, plus récemment, par un rapport de l'Institut
canadien des affaires internationales, intitulé Les relations internationales
du Nord et du Canada (mars 1988). Ce rapport, élaboré par
un groupe de travail placé sous la direction de Gordon Robertson,
ancien secrétaire de cabinet responsable de la politique publique
canadienne, constitue probablement la première étude publique
faisant autorité qui établit une relation aussi explicite
et étroite entre les questions de politique septentrionale internationales
et locales.
Robertson considère que l'adoption de politiques progressistes
à l'égard du Grand Nord inuit, y compris une autonomie régionale
selon le modèle du Nu-navut et l'engagement de fournir des services
publics de haute qualité, constitue l'ultime étape de l'achèvement
de la nation canadienne. Les Inuit déclarent pour leur part depuis
des années à des comités parlementaires chagrins
que, loin de chercher à se séparer du Canada, ils souhaitent
simplement se joindre à la confédération en tant
qu'égaux.
Il ne fait aucun doute que les populations du Nord apportent une dimension
nouvelle à la culture politique. Ils mettent en question la sagesse
du développement classique et de l'industrialisation continuelle.
Un environnement sain constitue la clef de leur politique ; il leur apparaît
aussi comme un élément essentiel d'une économie viable.
Pour certains observateurs, l'assimilation progressive du Nord dans les
institutions politiques ira de pair avec l'abandon de ces idéaux,
jugés irréalistes. Le Groenland n'en a pas moins surpris
beaucoup d'Européens en insistant sur son retrait de la Communauté
européenne pour de telles raisons irréalistes.
Les préoccupations des scientifiques quant à l'écologie
des régions du Nord dépassent aujourd'hui celles des opinions
locales. Le monde s'intéresse de plus en plus à l'environnement,
et il s'agit là d'un domaine où nulle sensibilité
n'est plus exacerbée que celle des populations du Nord. Il est
significatif de constater que des études prestigieuses, telles
que le rapport de la Commission mondiale sur l'environnement et le développement,
le rapport Brundtland de 1987, lient la préservation des dernières
régions inviolées du globe à un nécessaire
"octroi de pouvoirs" politiques et économiques aux populations
indigènes.
Les aborigènes proclament que la terre et l'eau de leur patrie
constituent leurs racines. En 1983, l'assemblée de la CCI au Canada
avait choisi pour devise "l'Arctique, notre responsabilité
commune". Les juristes internationaux n'encouragent peut-être
pas un tel mélange de concepts légaux, moraux et mystiques,
mais telle est l'approche du monde par les populations aborigènes.
Les autorités publiques pourraient ainsi constater que des catégories
officielles claires ne sont ni claires ni évidentes, ni même
raisonnables, pour les aborigènes du Nord. Le type de relations
que ceux-ci entretiennent avec la nature bénéficie toutefois
d'un soutien accru des milieux scientifiques qui s'intéressent
à l'environnement. Les groupes aborigènes soviétiques
ont les mêmes préoccupations, comme on a pu le constater
au cours de l'été 1989, lorsque les habitants des régions
septentrionales de l'Union soviétique se sont joints à l'assemblée
de la Conférence circumpolaire inuit réunie à Sisimiut,
au Groenland. Depuis longtemps, les Inuit d'Alaska, du Canada et du Groenland
espéraient un tel contact et il s'est déroulé en
présence des gouvernements nationaux.
L'endiguement des influences étrangères
Les populations des régions les plus septentrionales de l'OTAN
souhaitent toutes obtenir des droits plus clairs en matière de
propriété et de développement économique,
une autonomie régionale plus marquée, des pouvoirs plus
étendus face aux problèmes de développement sur leurs
terres et eaux territoriales, et une affirmation plus accentuée
de leurs identités culturelles et linguistiques. Ces programmes
politiques épousent largement les attitudes des communautés,
d'où leur persistance. Ils ne sont pas simplement importés
par des groupuscules radicaux.
La télévision, le mouvement des droits civiques américain
et la décolonisation européenne du Tiers Monde ont constitué
des facteurs de changement bien plus importants que la théorie
politique. Même les mouvements des verts dans les villes semblent
lointains aux populations du Grand Nord, plus rurales et conservatrices.
Ces populations mettent surtout l'accent sur la continuité et l'endiguement
des influences étrangères.
En cherchant à obtenir plus de pouvoir, les populations du Grand
Nord ont recours aux instruments mis à leur disposition par la
démocratie libérale : publicité, groupes de pression
politique, actions en justice, marches de protestation, participations
à des auditions publiques, etc. La désobéissance
civique s'avère plus rare. Leurs appels aux changements ont reçu
le soutien crucial de groupes de populations majoritaires au niveau national.
Les changements surviennent pacifiquement, ce qui n'exclut pas, dans certains
cas, une intense politique ethnique sous-jacente.
Le désir de prendre des décisions et d'affirmer son identité
par le biais d'institutions régionales et culturelles importantes
co-existe avec une acceptation fondamentale manifeste de l'interdépendance.
D'où l'accent mis sur la possibilité de recourir à
des institutions régionales et locales: renforcement du gouvernement
local aux Shetland, éléments culturels dans l'administration
de la kommune sami en Norvège, parlement sami dans le même
pays, parlements au Groenland et aux îles Féroé dans
le cadre de l'unité danoise, gouvernement aborigène au Canada,
mouvement gouvernemental tribal en Alaska. Avec de telles structures,
tant l'accès aux opportunités nationales que la préservation
de la spécificité locale sont assurés.
L'OTAN est concernée par la sécurité militaire du
Grand Nord, mais la plupart des habitants des régions qui le composent
sont tout autant concernés par la sécurité économique,
culturelle et de l'environnement. D'autre part, les dirigeants de la plupart
de ces populations sont depuis trop récemment en place pour avoir
une juste appréciation de la guerre ou de la préparation
des forces de défense. Certains groupes considèrent qu'ils
sont insuffisamment représentés dans le processus décisionnel
central pour accepter des responsabilités en matière de
politique nationale. Les relations locales entre responsables de la défense
et indigènes sont cependant susceptibles de transcender les points
de vue idéologiques.
Au Canada, les Inuit ont déclaré qu'ils pourraient jouer
un plus grand rôle dans la défense des régions septentrionales,
et la nouvelle politique de défense prévoit l'étoffement
de la force des rangers inuit. Une amélioration des contacts en
matière de défense avec les communautés inuit vient
également d'être décidée. Il semble naturel
que les populations du Grand Nord, qui vivent en permanence dans un environnement
souvent considéré comme hostile, puissent jouer un rôle
accru dans la sécurité de leurs régions. De nombreuses
communautés seraient flères de cette responsabilité.
La défense et les relations internationales ne sont pas, à
strictement parler, affectées par les changements politiques intervenant
dans le Grand Nord. Toutefois, alors que les populations locales réclament
plus de responsabilités, leurs organismes officiels et informels
adoptent un point de vue plus critique à l'encontre des événements
qui surviennent dans leurs régions. La consolidation de leurs nouvelles
positions pourrait susciter des questions embarrassantes, voire délicates,
pour les autorités.
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