Revue de l'OTAN
Mise à jour: 08-May-2002 Revue de l'OTAN

Edition Web
Vol. 38- No. 2
Avril 1990
p. 23 - 28

Changements sociaux dans le Grand Nord de l'OTAN

Peter Jull

Directeur de recherches à l'A ustralian Na tional Univer-sity, Peter Jull travaille à Dar-win où il consacre ses travaux et ses publications aux territoires Nord. Il était antérieurement conseiller du gouvernement canadien (Bureau du conseil privé) pour les questions rela tives a ux territoires Nord et aux aborigènes. Il est l'auteur de nombreux articles et études.

La rapide succession d'événements en Europe centrale et de l'Est explique largement l'importance de l'attention accordée à cette région du monde, mais depuis quelques années, les régions arctiques et subarctiques revêtent elles aussi, bien que de manière moins spectaculaire, une importance qui ne cesse de croître aux plans international et stratégique. Cette évolution coïncide avec une vague de changements circumpolaires liés au rôle croissant des minorités locales de ces territoires en matière de politique et de développement.

Au Groenland et aux îles Féroé, deux peuples de langue et de culture distinctes dépendent du Danemark. Les Danois ont suscité une grande admiration à l'étranger pour avoir encouragé les Inuit (Esquimaux) du Groenland à avoir leur propre gouvernement et à gérer une économie moderne. En Norvège, les Sami ou Lapons, sont au centre des travaux de deux commissions d'étude nationales. La première s'intéresse à leurs droits légaux et à leur représentation politique; la seconde à leur langue, leur culture et leur éducation. Ces deux commissions ont publié des propositions importantes visant à accorder plus d'autonomie aux Sami au sein de la Norvège. Un parlement sami directement lié au parlement national, le Storting, vient d'être créé.

Les habitants d'ascendance Scandinave d'Islande, des Féroé et des Shetland luttent pour la préservation de leurs économies traditionnelles liées à la mer, en employant les moyens scientifiques et technologiques les plus modernes. Ils recherchent également d'autres activités compatibles avec leur intransigeance vis-à-vis de l'équilibre social et de l'environnement. Compte tenu de leur héritage européen, il est sans doute plus aisé de prévoir leur évolution que celle des aborigènes des autres territoires septentrionaux. Mais la dynamique du processus demeure très semblable.

Le Canada connaît une situation bien différente, puisqu'il négocie des accords politiques avec une douzaine de peuplades indiennes et inuit qui réclament la reconnaissance de leurs droits territoriaux, des fonds de développement et des mesures de préférence économique, des garanties sociales et culturelles, des mesures rigoureuses de protection de l'environnement et une plus grande autonomie locale. Certains de ces projets sont d'une ampleur considérable. Les Inuit de la partie orientale des territoires du Nord-Ouest négocient depuis des années avec Ottawa la création d'un nouveau territoire, le Nunavut, qui-couvrirait une superficie environ cinq fois supérieure à celle de la Norvège.

Aux Etats-Unis, un accord de 1971 sur les revendications territoriales octroie aux Inuit, aux Indiens et aux Aleut d'Alaska des fonds et de nouvelles structures pour assurer le développement de leurs terres. Ces populations cherchent à présent à renforcer leurs institutions politiques et économiques pour influencer davantage encore l'avenir de l'Alaska.

Ces changements dans la manière dont des Etats en place traitent les problèmes liés à leurs territoires septentrionaux mettent à l'épreuve leur souplesse institutionnelle et leur ingéniosité politique. Toutefois, après une période de confusion et de réticence, les pays concernés semblent être arrivés à la conclusion que reconnaître davantage les intérêts des régions septentrionales et leur accorder une plus grande autonomie régionale ou culturelle sert, en fin de compte, leurs propres intérêts nationaux.

Des siècles de stabilité

Le Grand Nord était jadis considéré comme trop peu peuplé pour mériter des institutions publiques élaborées. Il était en outre perçu comme une région sous-développée, attendant de bénéficier des avantages d'une économie sophistiquée. Nombre de ses habitants mettent toutefois en question ces assertions. Ils considèrent que leurs territoires fournissent aux gouvernements nationaux des avantages sans commune mesure avec l'importance des populations locales et que leurs modes de vie traditionnels ont apporté des siècles de stabilité, contrairement au développement sauvage des régions désertiques.

Dans chaque région septentrionale, ce sont généralement les particularités locales qui retiennent toute l'attention politique. Mais tant les habitants que les réprésentants officiels de ces régions réalisent de plus en plus que l'ensemble du Grand Nord partage souvent les mêmes problèmes. C'est ainsi, par exemple, que de graves préoccupations quant à la préservation de l'environnement naturel et à sa capacité productive surgissent fréquemment lorsque l'on propose de nouveaux projets de développement. L'étude de ces préoccupations peut engendrer des débats fondamentaux relatifs aux styles de développement et aux avantages qui leur sont associés, ainsi que des questions sur les droits de propriété et la juridiction des ressources du Grand Nord. Aux Etats-Unis, les mouvements de revendications territoriales ont entraîné la renégociation des droits nationaux et locaux concernant la terre et ses ressources, ce qui a permis de clarifier les règles du jeu.

L'interaction entre les communautés locales d'une part et les intérêts externes du développement générés par l'industrie ou des gouvernements nationaux d'autre part peut exacerber le sentiment de cohésion culturelle et sociale parmi les habitants du Grand Nord. Elle peut également provoquer des désaccords entre les cultures septentrionales indigènes et des arrivants plus récents, même si ceux-ci sont installés depuis longtemps dans ces régions. (Trop souvent ce sujet est poliment ignoré, mais il ne disparaîtra pas pour autant. Les universités norvégiennes, par exemple, lui accordent beaucoup d'attention.)

En fait, la question de l'afflux de population, lié aux travailleurs de passage notamment, préoccupe toujours fortement les populations du Grand Nord. Leur crainte de voir leurs communautés locales envahies par des intrus et d'assister à la dilution de leurs cultures a conduit à la promulgation de nombreuses réglementations qui limitent l'accès des nouveaux venus. Cette insécurité explique la plupart des propositions les plus extrémistes en faveur de l'autonomie locale qui refont surface régulièrement. Il ne faudrait en outre pas oublier que l'existence de communautés stables dans le Grand Nord est antérieure à la formation des Etats dont ces gens sont aujourd'hui les citoyens. Ils éprouvent une grande fierté culturelle.

Dans leur recherche de soutien et d'acquisition de savoir-faire, les populations du Grand Nord commencent à se tourner vers l'étranger. Le Conseil nordique constitue un forum important pour les gouvernements autonomes, mais les populations qui ne disposent pas d'un statut gouvernemental ont recours à la Conférence circumpolaire inuit, au Conseil sami nordique, au Conseil mondial des populations indigènes et à l'Internationale pour la survie des indigènes. Ces agences travaillent en outre de manière croissante en collaboration. Leurs principaux objectifs internationaux résident dans l'obtention d'une déclaration des Nations Unies sur les populations aborigènes (domaine pour lequel ils bénéficient du soutien actif de plusieurs pays de l'OTAN), la prévention d'interdictions internationales sur l'exploitation de la vie sauvage indigène et la protection de l'environnement du Grand Nord.

La plupart de leurs centres d'intérêt sont cependant locaux. La Conférence circumpolaire inuit (CCI) s'appuie sur un réseau mouvant de contacts pour la promotion d'associations commerciales, d'opportunités d'études, de recherches comparatives et de changements à apporter aux réglementations et politiques gouvernementales dans le but de faire progresser les intérêts inuit. Deux exigences prioritaires de la CCI concernent la limitation du trafic et du forage océaniques afin de protéger les espèces marines et une diminution de la présence militaire, particulièrement nucléaire, dans l'Arctique.

La charte de la CCI exprime clairement ses objectifs: promouvoir au maximum l'implication des Inuit dans toutes les décisions affectant leur ancienne patrie, protéger l'environnement arctique pour les futures générations et renforcer la société et la culture inuit. La CCI estime que, à l'instar de ce qui se passe au Groenland ou dans la région des contreforts septentrionaux de l'Alaska, l'autonomie pour les populations inuit locales constitue la meilleure manière de parvenir à ces fins.

Une dimension nouvelle à la culture politique

Au Canada, la CCI fait valoir que l'internationalisme inuit bénéficie à tous les Canadiens dont les activités en matière de relations circumpolaires se sont développées lentement. Ce point de vue a été adopté en 1986 par un Comité conjoint spécial du parlement faisant rapport sur les relations internationales et, plus récemment, par un rapport de l'Institut canadien des affaires internationales, intitulé Les relations internationales du Nord et du Canada (mars 1988). Ce rapport, élaboré par un groupe de travail placé sous la direction de Gordon Robertson, ancien secrétaire de cabinet responsable de la politique publique canadienne, constitue probablement la première étude publique faisant autorité qui établit une relation aussi explicite et étroite entre les questions de politique septentrionale internationales et locales.

Robertson considère que l'adoption de politiques progressistes à l'égard du Grand Nord inuit, y compris une autonomie régionale selon le modèle du Nu-navut et l'engagement de fournir des services publics de haute qualité, constitue l'ultime étape de l'achèvement de la nation canadienne. Les Inuit déclarent pour leur part depuis des années à des comités parlementaires chagrins que, loin de chercher à se séparer du Canada, ils souhaitent simplement se joindre à la confédération en tant qu'égaux.

Il ne fait aucun doute que les populations du Nord apportent une dimension nouvelle à la culture politique. Ils mettent en question la sagesse du développement classique et de l'industrialisation continuelle. Un environnement sain constitue la clef de leur politique ; il leur apparaît aussi comme un élément essentiel d'une économie viable. Pour certains observateurs, l'assimilation progressive du Nord dans les institutions politiques ira de pair avec l'abandon de ces idéaux, jugés irréalistes. Le Groenland n'en a pas moins surpris beaucoup d'Européens en insistant sur son retrait de la Communauté européenne pour de telles raisons irréalistes.

Les préoccupations des scientifiques quant à l'écologie des régions du Nord dépassent aujourd'hui celles des opinions locales. Le monde s'intéresse de plus en plus à l'environnement, et il s'agit là d'un domaine où nulle sensibilité n'est plus exacerbée que celle des populations du Nord. Il est significatif de constater que des études prestigieuses, telles que le rapport de la Commission mondiale sur l'environnement et le développement, le rapport Brundtland de 1987, lient la préservation des dernières régions inviolées du globe à un nécessaire "octroi de pouvoirs" politiques et économiques aux populations indigènes.

Les aborigènes proclament que la terre et l'eau de leur patrie constituent leurs racines. En 1983, l'assemblée de la CCI au Canada avait choisi pour devise "l'Arctique, notre responsabilité commune". Les juristes internationaux n'encouragent peut-être pas un tel mélange de concepts légaux, moraux et mystiques, mais telle est l'approche du monde par les populations aborigènes. Les autorités publiques pourraient ainsi constater que des catégories officielles claires ne sont ni claires ni évidentes, ni même raisonnables, pour les aborigènes du Nord. Le type de relations que ceux-ci entretiennent avec la nature bénéficie toutefois d'un soutien accru des milieux scientifiques qui s'intéressent à l'environnement. Les groupes aborigènes soviétiques ont les mêmes préoccupations, comme on a pu le constater au cours de l'été 1989, lorsque les habitants des régions septentrionales de l'Union soviétique se sont joints à l'assemblée de la Conférence circumpolaire inuit réunie à Sisimiut, au Groenland. Depuis longtemps, les Inuit d'Alaska, du Canada et du Groenland espéraient un tel contact et il s'est déroulé en présence des gouvernements nationaux.

L'endiguement des influences étrangères

Les populations des régions les plus septentrionales de l'OTAN souhaitent toutes obtenir des droits plus clairs en matière de propriété et de développement économique, une autonomie régionale plus marquée, des pouvoirs plus étendus face aux problèmes de développement sur leurs terres et eaux territoriales, et une affirmation plus accentuée de leurs identités culturelles et linguistiques. Ces programmes politiques épousent largement les attitudes des communautés, d'où leur persistance. Ils ne sont pas simplement importés par des groupuscules radicaux.

La télévision, le mouvement des droits civiques américain et la décolonisation européenne du Tiers Monde ont constitué des facteurs de changement bien plus importants que la théorie politique. Même les mouvements des verts dans les villes semblent lointains aux populations du Grand Nord, plus rurales et conservatrices. Ces populations mettent surtout l'accent sur la continuité et l'endiguement des influences étrangères.

En cherchant à obtenir plus de pouvoir, les populations du Grand Nord ont recours aux instruments mis à leur disposition par la démocratie libérale : publicité, groupes de pression politique, actions en justice, marches de protestation, participations à des auditions publiques, etc. La désobéissance civique s'avère plus rare. Leurs appels aux changements ont reçu le soutien crucial de groupes de populations majoritaires au niveau national. Les changements surviennent pacifiquement, ce qui n'exclut pas, dans certains cas, une intense politique ethnique sous-jacente.

Le désir de prendre des décisions et d'affirmer son identité par le biais d'institutions régionales et culturelles importantes co-existe avec une acceptation fondamentale manifeste de l'interdépendance. D'où l'accent mis sur la possibilité de recourir à des institutions régionales et locales: renforcement du gouvernement local aux Shetland, éléments culturels dans l'administration de la kommune sami en Norvège, parlement sami dans le même pays, parlements au Groenland et aux îles Féroé dans le cadre de l'unité danoise, gouvernement aborigène au Canada, mouvement gouvernemental tribal en Alaska. Avec de telles structures, tant l'accès aux opportunités nationales que la préservation de la spécificité locale sont assurés.
L'OTAN est concernée par la sécurité militaire du Grand Nord, mais la plupart des habitants des régions qui le composent sont tout autant concernés par la sécurité économique, culturelle et de l'environnement. D'autre part, les dirigeants de la plupart de ces populations sont depuis trop récemment en place pour avoir une juste appréciation de la guerre ou de la préparation des forces de défense. Certains groupes considèrent qu'ils sont insuffisamment représentés dans le processus décisionnel central pour accepter des responsabilités en matière de politique nationale. Les relations locales entre responsables de la défense et indigènes sont cependant susceptibles de transcender les points de vue idéologiques.

Au Canada, les Inuit ont déclaré qu'ils pourraient jouer un plus grand rôle dans la défense des régions septentrionales, et la nouvelle politique de défense prévoit l'étoffement de la force des rangers inuit. Une amélioration des contacts en matière de défense avec les communautés inuit vient également d'être décidée. Il semble naturel que les populations du Grand Nord, qui vivent en permanence dans un environnement souvent considéré comme hostile, puissent jouer un rôle accru dans la sécurité de leurs régions. De nombreuses communautés seraient flères de cette responsabilité.
La défense et les relations internationales ne sont pas, à strictement parler, affectées par les changements politiques intervenant dans le Grand Nord. Toutefois, alors que les populations locales réclament plus de responsabilités, leurs organismes officiels et informels adoptent un point de vue plus critique à l'encontre des événements qui surviennent dans leurs régions. La consolidation de leurs nouvelles positions pourrait susciter des questions embarrassantes, voire délicates, pour les autorités.

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